C'était notre coup de coeur cinéma de la semaine passée : "Marche ou crève" est un premier long métrage puissant et dur dont la sincérité et la force resteront longtemps en mémoire.
Nous avons eu l'occasion d'échanger avec sa cinéaste Margaux Bonhomme qui revient longuement sur la génèse du projet et le tournage en lui même :
Interview Margaux Bonhomme/ Baz'art
autour du film "marche ou crève"
Baz'art : "Marche ou crève" puise son origine d'une expérience personnelle, à savoir votre vie avec votre sœur handicapée. C’était obligatoire pour vous de parler d’un sujet aussi intime pour votre premier long ?
Margaux Bonhomme : Non pas du tout, au contraire : au départ je n’étais pas du tout partie pour réaliser un film aussi intime.
L'idée de faire un film est très ancienne, et très vite, j’ai cherché ce que je pouvais dire en abordant par curiosité des idées, des thèmes qui ne m’étaient pas forcément proches. Mais je voyais bien que ça ne marchait pas, il manquait un je ne sais quoi d’émotion, de vécu en fait.
Du coup, je me suis dit que j’allais aborder ce que je connaissais, j’ai puisé dans mon expérience personnelle une émotion très forte que j’ai ressenti et dont il était important de parler.
Et rapidement je me suis dit que cette période que j'ai vécu quand j'avais 16/17 ans, pouvait donner lieu à un scénario de film.
Baz'art : Mais à quel point l’histoire d’Elisa (jouée par Diane Rouxel) et la vôtre se rejoignent ?
Margaux Bonhomme : Disons que j’avais le même âge qu’Elisa, le personnage principal, lorsqu’il a été question de placer ma sœur, handicapée physique et mentale, dans un centre et, comme Elisa, cela a correspondu au moment où je devais quitter la maison pour partir faire des études .
C'est un moment charnière que j'ai ressenti comme étant extrêmement douloureux comme cela peut être pour Elisa, donc le point de départ est quand même bien proche (sourires).
Après, notamment grâce à ma co scénariste Fanny Burdino qui est arrivé dans le projet un peu après le début de l’écriture, on a cherché à créer une dramaturgie et donc à s’éloigner plus ou moins de mon vécu personnel, afin d’y mettre une distance forcément salutaire.
Baz'art : Ce qui frappe dans votre film c’est ce regard sans aucun jugement sur le handicap de Manon : on a l’impression que pour Elisa, vivre avec sa sœur handicapée correspond à la norme, non ?
Margaux Bonhomme : J'ai évidemment un regard original sur le sujet, disons qu’il diffère forcément des personnes qui n’ont pas vécu cela dans leur chair. Jusqu'à̀ mon entrée à l'école, le handicap était mon quotidien et ma normalité́. Ce n'est que plus tard, au contact de l'extérieur que j'ai compris qu'il pouvait poser problème. Et pour Elisa, le film montre justement cette prise de conscience-là qui s’impose à elle de façon de plus en plus prégnante.
Pour moi, ce que je montre n’est jamais "dingue", c’est même tout à fait naturel.
Pendant tout le film, ce souci de réalisme et d’authenticité m’a motivée et guidée et c’est ce qui donne le côté frontal et sincère qu’on peut ressentir à la vision du film.
Baz'art : En parlant d’Elisa, le film est vu constamment de son point de vue à elle, c’était important pour vous qu’il ne décolle jamais de ce personnage, qui est donc un peu votre propre miroir ?
Margaux Bonhomme : Oui dès le départ, j’avais prévu cela et je n’ai jamais dérogé à cet aspect-là dans toutes les versions qu’on a écrites du film.
J'aime le cinéma de point de vue, celui où l'on reste collé aux basques, du personnage, à sa subjectivité́, à ses tourments intimes. Je trouve que c'est en comprenant véritablement de l'intérieur ses émotions que l'empathie peut naitre chez le spectateur et que son regard peut changer.
Elisa va droit dans le mur mais comme on la suit tout le temps, on sait pourquoi et on conçoit également qu'à un moment donné, elle puisse décider de prendre une autre direction.
Baz'art: Et pourquoi avoir choisi, pour le rôle inspirée par votre sœur, une actrice qui n’est pas handicapée? Est ce également une option que vous aviez envisagé dès le départ du projet ?
Margaux Bonhomme : Non, pas du tout : au tout début du projet j'avais largement en tête l'idée de travailler avec une personne handicapée mais, en même temps, je me disais qu’il était aussi possible que ce soit une comédienne.
Avec Adélaïde (Mauvernay, la directrice de casting), on a beaucoup échangé sur le personnage de Manon et comment on allait procéder : on a donc travaillé parrallèlement sur ces deux voies , mais assez vite, avec les personnes handicapées, je me suis aperçue que je ne trouverais pas le personnage tel qu’il était écrit dans le scénario, et surtout que j’allais leur imposer des situations beaucoup trop désagréables à supporter.
Et puis quand Jeanne(Cohendy) s’est présentée au casting, j’ai été totalement bluffée car elle dépassait mon fantasme : j’avais imaginé un personnage et la réalité dépassait le fantasme. J’ai presque tout de suite tout arrêté, on s’est rencontrée plusieurs fois, elle a même rencontré ma soeur, et on a beaucoup parlé du handicap.
Au bout de quelques semaines, on était vraiment sûres de nous. Et ce Jeanne a fait pendant le tournage a été totalement dans cette lignée-là, et a donc largementconforté notre décision et notre instinct.
Ce qui était primordial pour Jeanne et moi dans le travail, c’est qu’elle ne cherchait jamais à singer le handicap mais qu’elle trouvait des choses en elle : les mouvements se sont imprimés dans le corps, et c’était assez incroyable à observer.
Baz'art : Comment s’est construite la relation entre Jeanne et Diane (Rouxel) afin qu'elles parviennent à un tel niveau de complicité et nous à faire croire à ce tel lien de fraternité entre elles?
Margaux Bonhomme :Diane est arrivée très vite dans le projet ; j’avais eu un coup de foudre pour elle dès que j’ai vu "la tête Haute" d’Emmanuelle Bercot et elle a donc été associée à toutes les étapes du projet, dont, évidemment la décision de prendre Jeanne pour jouer sa sœur.
En fait, c’est amusant, mais pendant les tous premiers essais entre elles, Diane ne savait pas du tout ce qui allait se passer et elle a tout de suite réagi en sœur protectrice et cela paraissait d’un coup très fluide et très complémentaire.
Leur ressemblance physique et leur entente naturelle dans le travail donnent à mon sens une vraie grâce et une vraie raison d’être au film.
Baz'art : Et le choix de Cédric Kahn , qui est assez prodigieux comme comédien une nouvelle fois, il est venu comment?
Margaux Bonhomme :Cédric est , à l'instar de Diane, venu rapidement sur ce projet.
Très rapidement, j'ai senti qu'il il avait beaucoup de considération et même d’admiration pour le personnage du père. C'est un père qu'on peut voir comme un héros avec sa fille handicapée, mais qui à force d'obstination, va finalement lui faire plus de mal que de bien.
J'ai aimé le retour de Cédric car il est très important à mes yeux qu’un comédien aime son personnage, tant pour ses défauts que pour ses qualités.
Cédric s’est rendu très disponible pour travailler, et retravailler encore, alors même qu'il était en plein montage de son film La Prière, afin de connaitre son personnage sur le bout des doigts.
Nous avons fait de longues répétitions tous ensemble, les trois comédiens principaux et moi même. On a fait un travail d’improvisation sur toutes les scènes pour aller jusqu’au bout de leurs enjeux : ainsi, nous avons réécrit pratiquement tous les dialogues du film.
C’est une étape indispensable pour permettre aux comédiens d’incarner les personnages en s’appropriant leurs émotions et leurs mots et leur propre façon de parler.
Baz'art :Concernant la mise en scène proprement dite, pourquoi avoir opté pour ce choix du format carré pour filmer une montagne qu’on imaginerait plutôt filmée en cinémascope ?
Margaux Bonhomme : Justement, j’ai voulu prendre le contrepied de cette idée préconçue : souvent,dans les films sur la montagne, on ne la voit pas correctement parce qu’on est sur une image horizontale et qu’on cadre le comédien.
Donc je voulais ce format carré pour que ces montagnes insurmontables qui les dominent soient effectivement toujours au-dessus des personnages , ce format m’a ainsi permis d’être très proche de ces personnages et de les isoler grâce au cadre.
Filmer la montagne était vraiment essentiel dans mon projet : j’avais envie qu’Elisa ait besoin d’espace, qu’elle se batte avec les éléments et que l’on comprenne que la nature, comme le handicap, sont plus forts que nous, qu’ils nous dépassent : ce que ne veut pas accepter François, le père, et c’est avec ce choix buté de sa part qu’il va perdre le statut d’héros qu’Elisa semblait lui accorder surtout depuis le départ de sa mère.
Baz'art: A propos de cette mère, on la voit très peu mais en même temps, elle est très importante dans la clé de cette intrigue, n’est-ce pas ?
Margaux Bonhomme : Oui tout à fait, si une grande partie de l’intrigue est basée sur son absence, c’est bien elle qui fait avancer le récit. Elle intervient à peu de moments, mais toujours dans des scènes charnières où elle amène de nouvelles informations sur les événements qui se déroulent dans la famille.
On comprend à quel point la situation est difficile pour elle aussi à travers le parcours d’Elisa, qui marche dans les pas de sa mère, et qui traverse les mêmes épreuves avec Manon.
J’avais filmé beaucoup de scènes avec Agathe Drone qui joue la mère mais je ne les ai pas toutes conservées car elle n’était pas toutes indispensables à la narration .
Le montage a été déterminant pour choisir à quel moment faire apparaître ce personnage et quels dialogues conserver ou pas.
Baz'art: Pensez vous que votre film pourra faire avancer le débat sur l’accueil des personnes handicapées à domicile ou en établissement ?
Margaux Bonhomme :Non, très sincèrement ,pour moi, le handicap n’est pas le sujet du film.
Le sujet de "Marche ou crève" ne porte pas sur la question de l'accueil des handicapées en établissement ou en domicile, mais sur la relation familiale entre des êtres, exacerbée parce que l’un d’entre eux est plus dépendant des autres.
Donc je ne cherche pas vraiment à faire porter un message sur l’hébergement des handicapés; mon film n’est surtout pas un film à thèse .
Je l'envisage simplement comme un point de vue personnel sur un quotidien, un point de vue que pourra sans doute partager ceux qui l’ont vécu aussi et qui j’espère saura intéresser les autres.
Baz'art : On n'en doute pas une seconde tant ce "Marche ou crève" est fait pour intéresser tout le monde.. merci chère Margaux et longue vie à votre film en salles !
Marche ou crève de Margaux Bonhomme, avec Diane Rouxel, Jeanne Cohendy, Cédric Kahn, Pablo Pauly, … (France) – En salles depuis le 5 décembre 2018