Interview de Mati DIOP. réalisatrice du film "Atlantique "
Atlantique est un long métrage qui sort demain en salles et qui fait partie des grands événements cinéma de cette rentrée, comme on l'a déjà dit la semaine passée.
On a eu l'immense chance de rencontrer sur Lyon sa réalisatrice il y a deux semaines, voici le compte rendu de ce passionnant échange :
Henri Roy
Baz'art : Aviez vous des le début du projet de votre long métrage ce parti pris qui caractérise Atlantique, à savoir transformer votre chronique sociale en thriller fantastique, ou bien le mélange des genres s’est dessiné au fur et à mesure de l’élaboration du scénario?
Mati Diop : En fait, cela ne s'est pas posé exactement dans ces termes.
Au départ, il y a surtout " Atlantiques", un court métrage que j'ai tourné à Dakar il y a dix ans, qui racontait la traversée en mer d'un jeune migrant depuis les côtes sénégalaises.
Mais j'ai passé du temps à Dakar à ce moment là, et que je me suis pris en pleine face les réalités complexes et sensibles du phénomène qu'on appelait à l'époque l'"émigration clandestine.."
Et par ailleurs j’ai été très influencé par le printemps sénégalais, qui est arrivé six mois après le printemps arabe où des jeunes gens ont fait chuter le président Wade ; je me suis dit qu'il fallait intégrer tous ces paramètres là avec un format plus ample, donc forcément cela passait par le court métrage
Paolo Verzone
Baz'art : Alors comment avez vous fait pour précisémment intégrer ces nouvelles dimensions dans votre long métrage?
Mati Diop : Une fois ce court métrage terminé, j'ai senti que j'avais encore énormément de dimensions, de choses à explorer.
J'avais envie de lui donner une forme plus ample, plus grande, plus longue. Je me suis dit que je devais parler de cette génération perdue à travers ce nouveau chapitre.
J’ai senti dans mon imagination que les jeunes que je pouvais voir dans les manifestations étaient habités par la perte de tous les garçons qui ont disparu.
J’ai senti aussi qu’il y avait un lien invisible entre ces deux périodes, que les garçons qui ont quitté Dakar pour l’Espagne, ceux qui ne l’ont pas fait et qui meurent dans la mer, ont pris quelque chose de la vie avec eux et qu'il fallait parler de tout cela dans mon long métrage.
Baz'art : Donc dans votre projet à l'origine, ce qui vous animait par dessus tout, c'est bien de montrer la diversité existante au sein de la jeunesse sénégalaise?
Mati Diop : Oui tout à fait, j’ai voulu montrer ses différents visages. Et souhaité faire cohabiter dans un même film deux périodes : celle de la vague massive de départs en mer pour l’Espagne, lorsque beaucoup de jeunes fuyaient le chômage, et celle, en 2012, du printemps dakarois, quelques mois après le début du printemps arabe.
Au Sénégal, la jeunesse s’est insurgée, c’était très inattendu. J’ai voulu faire cohabiter ces deux jeunesses qui sont en fait une seule et même jeunesse.
Baz'art : Et la dimension fantastique alors, elle arrive de quel facon dans votre projet ?
Mati Diop : J'ai voulu imaginer "Atlantique" comme un film sur la hantise, l'envoûtement et sur l'idée que les fantômes prennent naissance en nous.
Ce qui confère la magie dans le film et c'est aussi pour cela que le film s'appelle ainsi c'est l'océan qui se mue en forteresse infranchissable et la nuit devient temps de toutes les magies. Mais le fantastique n’est jamais plaqué à des éléments de fable car il surgit avant tout de l’observation pure du réel.
J'ai eu envie de faire surgir le fantastique au sein même du récit initiatique de mes personnages. Certes, "Atlantique" emprunte au vaudou et à la magie, un peu aussi à la mythologie grecque, le film raconte un peu l'odyssée de pénélope et d'Ulysse, mais j'avais surtout envie de ne pas plonger dans le folklore. d'avoir un regard au plus près de la réalité de ce Sénégal.
Baz' art : D'ailleurs, concernant ce parti pris de réalisme j'ai vu que vous avez opté pour un casting sauvage pour trouver vos jeunes comédiens. En quoi cela a t il eu un impact sur votre tournage?
Mati Diop : Il y a dix ans j'ai joué en tant qu'actrice sous la direction de Claire Denis dans "35 rhums". J'ai appris énormément en tournant avec elle, et notamment le fait que le plus gros du travail de direction d'acteurs ne provenait pas vraiment de sa direction sur le plateau, mais du fait qu’elle a choisi la bonne personne pour le rôle
On peut dire que j'ai gardé cela en tête en cherchant mes acteurs.
J’avais besoin que mes comédiens soient très conscients du contexte économique et social de l'intrigue. et des personnages qu'ils devaient jouer, c'était essentiel pour moi.
Par exemple, j’ai trouvé Dior, la serveuse, dans une discothèque, qui travaillant comme serveuse.De même, j’ai trouvé Souleiman, l’amant d’Ada, sur un chantier de construction.
J’ai besoin en réalité que les acteurs connaissent les personnages mieux que moi.
Baz'art : La musique de Fatima Al Qadiri, qui a composé celle de votre film, est essentielle dans votre démarche, n'est ce pas?
Mati Diop : Evidemment. Comme je vous l'ai dit, mon film s’inscrit dans un fantastique très incarné qui prend naissance à l’intérieur même des personnages et dans le réel.
Je comptais donc beaucoup sur la musique pour l’asseoir et l’inscrire dans le genre .
Faire la bande son d’un film fantastique qui se déroule dans un pays musulman, il n’y a que Fatima Al Qadiri, une personne que j'estime énormément humainement et artistiquement, qui est née et a vécu un peu au Sénégal et qui connait énormément ces thématiques du déracinement et de l'immigration, qui pouvait le faire.
Baz'art : Finissons par des questions plus personnelles. Vous êtes française par votre mère et sénégalaise par votre père, pourquoi est ce l'identité sénégalise qui a primé pour votre premier long métrage?
Mati Diop : Vous savez, j'ai passé toute mon adolescence à Paris. Ecrire le personnage d'Ada, c'était une manière de vivre une adolescence sénégalaise par procuration.
Par ailleurs, l'Afrique est tellement multicuturelle et diversifiée que je trouvais passionnant de l'aborder dans mes courts et longs métrages.
L’Afrique a d’abord été traversée par la culture arabe et musulmane, qui a colonisé l’Afrique noire, puis la France, puis bien sûr la culture américaine, et maintenant c’est la Chine et Dubaï.
De toute façon, mes films, ce long et mes autres courts métrages parlent plus de ce que je n'ai pas vécu que de ce que j'ai vécu je ne suis pas une folle d'autofiction à la base ...
Baz'art : Votre père, Wassi Diop est un musicien très connu, votre mère est photographe, pourquoi avoir voulu embraser le cinéma comme art?
Mati Diop : En effet, je viens d’une famille d’artistes, de musiciens. . Dans la photographie seule, il y avait une dimension qui me manquait.
Quant à la musique, en fait, la première chose que je voulais devenir, c’était musicien; j’ai joué de la musique à l’adolescence et j’allais devenir bassiste mais en fait la musique, pour moi, c’est un peu trop abstrait.
Le cinéma me permettait de manier l’aspect visuel et sonore des choses.
C’est la dimension politique du septième art, il y a beaucoup de choses à réparer avec, il me semble , et ce que j'essaie de faire à mon niveau en tout cas...
Merci au Comoedia et au distributeur AD VITAM
"Atlantique" - Rencontre avec Mati Diop - Grand Prix - Cannes 2019 - ARTE Cinema