Lara Jenkins de Jan-Ole Gerster : Vingt-quatre heures de la vie infâme
Ses lèvres pincées ne s’entrouvrent que pour adresser un sourire effrayant d'ironie, sa chevelure rousse, mâtée par un brushing impeccable, ondule avec indolence tandis que ses mains malmènent un briquet censé allumer d'innombrables cigarettes. Lara Jenkins est un automate dont la raideur intimide.
Une raideur qu'elle doit moins à son existence petite bourgeoise qu'à ce quelque chose qui s'est figé en elle, lorsqu'elle a abandonné le piano jeune et embrassé amèrement une carrière dans la fonction publique.
Pétrifiée au comble de l'espoir, elle semble avoir fait payer sa frustration à tous ceux qui ont croisé sa route (mari, amis et collègues) si bien que le jour de ses 60 ans, elle se retrouve seule, au bord du vide sur lequel donne la fenêtre de son appartement.
Cette journée si particulière pour Lara l'est tout autant pour son unique fils, Viktor, jeune pianiste talentueux à qui elle a enseigné son art et qui doit donner son premier concert le soir même.
Rattrapée in extremis par un coup de sonnette aussi salutaire qu'absurde, Lara est rejetée malgré elle dans cette journée qu'elle va dédier à la distribution des dernières places du concert de son fils qu'elle a achetées – sur un coup de tête ou suivant un plan bien établi, on ne sait trop.
Plaquée sur des décors cliniques, le plan moyen dans lequel Lara est le plus souvent enserrée la renvoie constamment à sa solitude et à la distance infinie qui la sépare du reste du monde. Par de menus détails, un mot, un geste, la subtilité de la mise en scène et une pointe d'humour, seul le spectateur accède à la personnalité de Lara dont le portrait est tiré avec une élégance et une agilité rares.
On se surprend à être en empathie avec un personnage foncièrement détestable mais la distance prise par la mise en scène n'est jamais synonyme de froideur.
De plus, si, à voir la mine terrorisée des anciennes collègues de Lara ou celle déconfite de son mari, on comprend aisément quel genre de tyran elle a pu être, on saisi aussi sa douleur, car au fil de la journée, c'est une vie de regrets et une mère brisée que l'on devine.
Talentueuse et intransigeante, elle paie les années de labeur qu'elle a infligées à son fils de son désamour, lui qui sait cependant pertinemment ce qu'il lui doit - sa virtuosité et sa carrière à venir – et lui voue donc un profond respect, qui confine à la crainte. Dans ce qui constitue sans doute la scène la plus tenue et la plus poignante du film, elle sont nombreuses pourtant, Viktor le jeune adulte redevient le petit garçon effrayé à l'idée de décevoir sa mère, alors qu'elle avoue ne pas aimer la musique qu'il a composée pour le concert.
Dans le rôle de cette mère brisée, Corinna Harfouch est captivante. Avec ses airs d'Isabelle Huppert, elle magnifie son personnage, pétrifiée par ses manières fausses et ses répliques cassantes, dont la rigidité se craquelle parfois et laisse apercevoir les béances de son existence.
Quand elle vacille, la douleur voile alors ses yeux bleus et c'est une vie entière de frustration qui affleure, comme dans cette scène durant laquelle Lara comprend qu'elle a peut-être abandonné le piano trop vite, vaincue par le petit jeu sadique de son ancien professeur consistant à inventer de faux défauts pour tester la motivation de ses élèves.
Après Oh Boy, qui suivait un jeune berlinois en quête d'un café le temps d'une journée déjà, et interprété par l'excellent Tom Shilling, qui joue ici Viktor, Jan-Ole Gerster confirme son talent de portraitiste minutieux.
Grâce à la finesse de son écriture, sans concession, et de quelques belles idées de mise en scène, il parvient à nous fasciner avec des personnages drôlement peu sympathiques mais entiers et vivants.
De pures drames, qui frôle constamment la comédie au point de pouvoir se jeter tout entier dedans. Des existences en somme.
Lara Jenkins de Jan-Ole Gerster, en salles, KMBO