On a parlé il y a quelques semaines du premier roman d'Aude Lancelin, "La Fièvre", désormais en librairie depuis le 2 septembre dernier aux éditions Les Liens qui Libèrent.
Aude Lancelin, fondatrice du média QG, ex-directrice adjointe de L’Obs et de Marianne, emporte le lecteur dans le mouvement des gilets jaunes au travers d'un texte passionnant.
La journaliste, qui a suivi de près le mouvement des gilets jaunes, s’inspire d’une histoire vraie pour retracer six mois hors du commun dans la vie de la nation française qui auront vu le pouvoir vaciller face à un soulèvement historique que personne n’attendait" .
On avait eu la chance d'échanger longuement il y a quelques semaines avec son auteur, on vous retranscrit l'essentiel de cet entretien sans plus attendre .
Interview d'Aude Lancelin pour son roman La Fièvre
Au départ, un roman comme un hommage à un vrai gilet jaune?
"L'écriture de ce roman est parti d'un protagoniste du mouvement des Gilets jaunes que j'ai connu personnellement : Yoann, le personnage emblématique de mon roman.
Yoann, 35 ans, a vraiment existé et j'ai assisté à son arrestation, le 24 novembre 2018 sur les Champs Elysées.
Ce livre, il est pour qui à l'origine?
Une grande partie des gens, même dans mon entourage proche, n'a pas saisi l'intensité de mon investissement ni celui de mes camarades.
Ils n'ont pas compris ce qui nous avait touché au cœur dans ce mouvement unique par sa longueur et son intensité.
Quiconque ne s'est pas trouvé le 1er décembre 2018 sur la place de l'Etoile pour voir la France entière, drapeaux rouges et coeurs de Vendée flottants au vent, communier dans le rejet de l'injustice et du despotisme de l'argent, a vraiment raté un truc qui n'arrive même pas une ou deux fois par siècle.
"A mes yeux, afin de réussir cette opération de la "dernière chance", il fallait que je passe par le prisme de la fiction, porteur d'une charge émotionnelle plus puissante que l'essai.

Laver l'honneur des gilets jaunes?
" En effet, à travers cette histoire, j'ai eu le désir de laver l'honneur des Gilets jaunes qui avaient été caricaturés dans les médias, ces derniers insistant sur la frange, ultra minoritaire, des fachos ou des fadas dans le mouvement.
Pour moi, cette image que les médias donnaient des Gilets jaunes était non seulement abjecte, mais elle résultait bien évidemment d'une offensive extrêmement pernicieuse des pouvoirs publics - main dans la main avec les médias - dans le but de les contrer, et de les anéantir.
Il était bien plus facile pour eux d'agiter le spectre de l'antisémitisme, du fascisme, de la violence barbare et incompréhensible, que d'admettre que ces gens ne réclamaient que leur dû, mais que justement, même ce dû-là, même cette portion congrue, c'est déjà trop pour les oligarques des télécoms ou de l'armement qui détiennent 90% des médias en France.
Une très grande partie des gens du mouvement que j'ai pu côtoyer étaient des gens à la fois très ordinaires et très touchants, menant une vie faite de précarité dans un quotidien vraiment difficile. Evidemment aux antipodes des monstres extrémistes qu'on a voulu faire d'eux.
Ces gens étaient souvent des personnes âgées, des mères célibataires, des travailleurs indépendants pauvres, mangeant parfois un jour sur deux ou même trois, beaucoup de chômeurs aussi, bref des personnes ayant énormément de mal à joindre les deux bouts.
On a essayé de les terroriser pour les empêcher de s'exprimer avec le seul moyen qui restait à leur disposition: la protestation dans la rue.
Je ne pouvais pas non plus passer sous silence la violence policière et judiciaire qu'ils ont subi de manière totalement arbitraire et inhumaine.
Il faut savoir qu'actuellement encore plusieurs centaines de gilets jaunes sont en prison pour des faits souvent dérisoires ou montés en épingle par une justice aux ordres, et cela, les médias n'en parlent quasiment jamais."
" Une critique très féroce du monde médiatique actuel?
"Il y aurait énormément de choses à dire sur l’état de la liberté d’informer en France depuis l’élection d'un président fabriqué et propulsé en toute hâte par le CAC 40.
Je l'ai déjà fait dans deux essais que j'ai écrits avant "la Fièvre"*, mais c'est vrai que je reviens sur cet aspect-là en mettant en scène ici un personnage de journaliste mainstream, car le traitement de ce mouvement est ni plus ni moins que le terminus de cette dérive que j'ai décrite plusieurs années avant.
Il est indéniable qu'un certain nombre de journalistes sont devenus de simples agents gouvernementaux, quand ils ne sont pas des auxiliaires de police d'ailleurs.

Le mouvement des gilets jaune, bilan positif ou négatif, avec le recul?
Ce qui est certain, c'est qu'il s'agit du plus grand soulèvement populaire connu par la France depuis au moins cinquante ans. On a assisté à un surgissement totalement inattendu, proprement miraculeux en termes de réveil de l’intelligence collective, de remise en marche des possibles de l’Histoire.
Ce mouvement a aussi révélé de façon éclatante la dégénérescence d'un système construit autour d'institutions médiatiques, policières et étatiques, qui se sont vus soumises à une remise en question publique d’une profondeur inédite, et totalement salutaire à mes yeux.
Votre première expérience de rentrée littéraire dans la fiction, ça vous évoque quoi?
Tout cela me rappelle de bons souvenirs, l'expérience du Renaudot de l'essai fut même quelque chose d'assez exceptionnel à vivre en 2016. Il faut se souvenir en effet que le livre ne figurait même pas dans la première liste, et qu'il a été désigné alors qu'il avait fait l'objet d'un tir de barrage très violent dans la presse et les médias gouvernementaux.
Disons que je regarde ce petit jeu de la rentrée littéraire, comme beaucoup de gens, avec à la fois amusement et consternation. Cette presse qui se veut encore arbitre des élégances, mais où presque plus personne ne sait lire, et que les vrais lettrés regardent carrément comme la boussole qui indique le sud. (rires).
Ceci dit, ils arrivent encore à fausser toute la chaîne de la réception culturelle pour la masse des lecteurs. C'est assez grave en réalité. Il faudrait un jour s'attaquer au problème.
Crédit photo: Laure Boyer.
* Aude Lancelin a signé Le Monde libre, retentissant pamphlet qui a remporté le prix Renaudot essai en 2016 et deux ans après "La pensée en otage : s’armer intellectuellement contre les médias dominants".