Baz'art  : Des films, des livres...
17 septembre 2020

Rencontre avec Aude Lancelin pour "La Fièvre " , passionnant roman sur les gilets jaunes

 

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On a parlé il y a quelques semaines du premier roman d'Aude Lancelin, "La Fièvre", désormais en librairie depuis le 2 septembre dernier  aux éditions Les Liens qui Libèrent.

Aude Lancelin, fondatrice du média QG, ex-directrice adjointe de L’Obs et de Marianne, emporte le lecteur dans le mouvement des gilets jaunes au travers d'un texte passionnant. 

La journaliste, qui a suivi de près le mouvement des gilets jaunes, s’inspire d’une histoire vraie pour retracer  six mois hors du commun dans la vie de la nation française qui auront vu le pouvoir vaciller face à un soulèvement historique que personne n’attendait" .

On avait eu la chance d'échanger longuement il y a quelques semaines avec son auteur, on vous retranscrit l'essentiel de cet entretien sans plus attendre . 

 

Interview d'Aude Lancelin pour son roman La Fièvre 

 


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Au départ, un roman comme un hommage à un vrai gilet jaune?

"L'écriture de ce roman est parti d'un protagoniste du mouvement des Gilets jaunes que j'ai connu personnellement : Yoann, le personnage emblématique  de mon roman.

Yoann, 35 ans, a vraiment existé et j'ai assisté à  son arrestation, le 24 novembre 2018 sur les Champs Elysées. 

C'est dès ce moment là que je m'intéresse spontanément à son destin;  un destin qui sera hélas tragique six mois plus tard. Grâce à un photographe de l'AFP, je retrouverai sa trace afin de lui transmettre les photos saisissantes que j'avais prises de son arrestation par des gendarmes.
C'est ainsi que nous entrerons en contact. Il était prévu que j'aille le rencontrer à Guéret afin de réaliser son portrait pour le média dans lequel je travaillais. Ce livre c'est aussi l'histoire d'un rendez-vous manqué, qui m'a longtemps hanté. Je me devais de l'écrire aussi pour cette raison. 
 
Ce garçon, électricien au chômage de Guéret, va être condamné à de la prison avec sursis pour les faits mineurs commis sur les Champs à l'Acte 2, c’est-à-dire un jet de pavé en direction de CRS, sans aucun dégât ni victime.
 
Suite à cette sentence, il entame une vraie descente aux enfers. Le rapport au pénal n'est pas le même dans une ferme de la Creuse que chez les jeunes bourgeois parisiens, et il faut savoir aussi que de nombreux Gilets jaunes ont perdu leur emploi, ou parfois même toute chance d'en obtenir un, du fait des poursuites engagées contre eux. La répression judiciaire a été féroce pendant toute la période, et elle le demeure, tout autant que la terreur policière.
 
Yoann fait partie de ces nombreux Gilets jaunes qui avaient vraiment cru en ce mouvement, et dont celui avait changé la vie. Le mouvement n'étant pas entendu, celui-ci se fracassant inexorablement, et la vie privée de ce garçon prenant des détours malheureux, il fera le choix  tragique du suicide en mai 2019.
C'était essentiel pour moi de lui redonner vie, et de lui rendre hommage à ma façon. Il incarne pour l'éternité les Gilets jaunes à mes yeux, dans leur dimension  à la fois héroïque, autant que dans leur statut d'insurrection brisée. 

 

 

Ce livre, il est pour qui à l'origine?

 " J'ai voulu écrire ce livre pour certains trentenaires ou quadras parisiens que je côtoie et qui me semblent n'avoir rien compris à ce mouvement ,alors  même qu'il se déroulait à quelques encablures de chez eux.  
Beaucoup n'ont perçu de ce mouvement que des abribus cassés et des trottinettes en feu. Ils n'ont pas compris que c'était le peuple de France qui se remettait en mouvement, après des années d'assoupissement, et qui demandait au monde de la richesse de produire à nouveau ses titres. 

Une grande partie des gens, même dans mon entourage proche, n'a pas saisi l'intensité de mon investissement ni celui de mes camarades.

Ils n'ont pas compris ce qui nous avait touché au cœur dans ce mouvement unique par sa longueur et son intensité.

Quiconque ne s'est pas trouvé le 1er décembre 2018 sur la place de l'Etoile pour voir la France entière, drapeaux rouges et coeurs de Vendée flottants au vent, communier dans le rejet de l'injustice et du despotisme de l'argent, a vraiment raté un truc qui n'arrive même pas une ou deux fois par siècle. 

C'est un peu pour ces gens-là aussi, les aveugles de bonne foi, que je me devais de livrer un témoignage très différent de ce qu'ils ont lu ou vu dans la presse mainstream.
Une dernière main tendue pour leur faire franchir la distance entre les classes sociales, tenter de fracturer l'apartheid entre nos vies. 
 
 Pourquoi une fiction et pas plutôt un essai ?

"A mes yeux, afin de réussir cette opération de la "dernière chance", il fallait que je passe par le prisme de la fiction, porteur d'une charge émotionnelle plus puissante que l'essai.

Je trouvais que cette histoire, avec son lot d'idéaux-types très puissants, pour reprendre le concept de Max Weber, que ce soient les journalistes, les gilets jaunes, les intellectuels à prétention radicales, le préfet de police, était porteuse d'une dimension romanesque assez évidente, à la manière des grandes fresques littéraires du 19ème siècle.
 
C’est la première fois en dix ans que la maison d’édition "Les Liens qui libèrent " décide de publier un roman.
A l'automne 2019, j'avais pris rendez-vous avec son patron, Henri Trubert, une personne rare à Saint-Germain, qui avait eu le courage de publier "Le Monde libre" en 2016, et que j'apprécie énormément.
J'ai dit à Henri, mon éditeur : je suis en train d'écrire une espèce d'Education sentimentale des Gilets jaunes, ça t'intéresse?
Il a ri, et il a dit :" évidemment" !
Très vite, il s'est enthousiasmé par ce projet, et il m'a une fois de plus laissé une liberté totale, dont peu d'auteurs disposent encore dans le champ de l'édition actuel, très formaté idéologiquement. 

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 Laver l'honneur des gilets jaunes?

" En effet, à travers cette histoire, j'ai eu le désir de laver l'honneur des Gilets jaunes qui avaient été caricaturés dans les médias, ces derniers insistant sur la frange, ultra minoritaire, des fachos ou des fadas dans le mouvement. 

Pour moi, cette image que les médias donnaient des Gilets jaunes était non seulement abjecte, mais elle résultait bien évidemment d'une offensive extrêmement pernicieuse des pouvoirs publics - main dans la main avec les médias - dans le but de les contrer, et de les anéantir.

Il était bien plus facile pour eux d'agiter le spectre de l'antisémitisme, du fascisme, de la violence barbare et incompréhensible, que d'admettre que ces gens ne réclamaient que leur dû, mais que justement, même ce dû-là, même cette portion congrue, c'est déjà trop pour les oligarques des télécoms ou de l'armement qui détiennent 90% des médias en France. 

Une très grande partie des gens du mouvement que j'ai pu côtoyer étaient des gens à la fois très ordinaires et très touchants, menant une vie faite de précarité dans un quotidien vraiment difficile. Evidemment aux antipodes des monstres extrémistes qu'on a voulu faire d'eux.

Ces gens étaient souvent des personnes âgées, des mères célibataires, des travailleurs indépendants pauvres, mangeant parfois un jour sur deux ou même trois, beaucoup de chômeurs aussi, bref des personnes ayant énormément de mal à joindre les deux bouts.

On a essayé de les terroriser pour les empêcher de s'exprimer avec le seul moyen qui restait à leur disposition: la protestation dans la rue.

Je ne pouvais pas non plus passer sous silence la violence policière et judiciaire qu'ils ont subi de manière totalement arbitraire et inhumaine. 

Il faut savoir qu'actuellement encore plusieurs centaines de gilets jaunes sont en prison pour des faits souvent dérisoires ou montés en épingle par une justice aux ordres, et cela, les médias n'en parlent quasiment jamais." 

Une critique très féroce du monde médiatique actuel?

"Il y aurait énormément de choses à dire sur l’état de la liberté d’informer en France depuis l’élection d'un président fabriqué et propulsé en toute hâte par le CAC 40.

Je l'ai déjà fait dans deux essais que j'ai écrits avant "la Fièvre"*, mais c'est vrai que je reviens sur cet aspect-là en mettant en scène ici un personnage de journaliste mainstream, car le traitement de ce mouvement est ni plus ni moins que le terminus de cette dérive que j'ai décrite plusieurs années avant. 

Il est indéniable qu'un certain nombre de journalistes sont devenus de simples agents gouvernementaux, quand ils ne sont pas des auxiliaires de police d'ailleurs. 

Je ne veux pas être totalement pessimiste sur le sujet néanmoins : je suis convaincue que le mouvement des gilets jaunes a été l'occasion chez certains journalistes d'une vraie découverte d'autrui, et d'un début de remise en cause. 
C'est pour cela que j'ai tenu à ce que le journaliste de mon récit, Eliel, connaisse un ébranlement, et change progressivement au fil de ce qu'il va découvrir en côtoyant les gilets jaunes, sans toutefois aller jusqu'au basculement dans le camp des hétérodoxes bien sûr. 
 
Pour résumer mon sentiment un peu brutalement: j'ai l'impression que depuis 2018, entre la Ligue du LOL et les tirs de LBD sur leurs confrères indépendants, les jeunes loups des écoles de journalisme la ramènent beaucoup moins.
On les voit moins parader sur les réseaux sociaux, où il y a quelques années encore, ils harcelaient sans vergogne les rares personnalités engagées du métier.
Il y a un temps pas si lointain, où ces gens là se prenaient vraiment pour le sel de la terre. Maintenant, ils ont au moins compris une chose: ils sont haïs, et ils sont sous surveillance."
https://www.leparisien.fr/resizer/sQqfgrB0tzIV5W6u17ovdU0HRoY=/932x582/arc-anglerfish-eu-central-1-prod-leparisien.s3.amazonaws.com/public/ID5ZNHAKDME35WTJRJRK7CKHS4.jpg

Le mouvement des gilets jaune, bilan positif ou négatif, avec le recul? 

Ce qui est certain,  c'est qu'il s'agit du plus grand soulèvement populaire connu par la France depuis au moins cinquante ans. On a assisté à un  surgissement totalement  inattendu, proprement miraculeux en termes de réveil de l’intelligence collective, de remise en marche des possibles de l’Histoire.

Ce mouvement a aussi révélé de façon éclatante la dégénérescence d'un système construit autour d'institutions médiatiques, policières et étatiques, qui se sont vus soumises à une remise en question publique d’une profondeur inédite,  et totalement salutaire à mes yeux.

Après, il faut dire que j'ai achevé "la Fièvre" en plein confinement, alors que le monde entier s'était quasiment arrêté de tourner, et que  le mouvement des gilets jaunes était de facto vaincu dans sa forme rituelle des samedis, sans parles des autres combats sociaux, qui avaient également échoué. Cette atmosphère de défaite et d'infinie mélancolie se ressent forcément à la fin du livre. 
 
Aujourd'hui le climat a fort heureusement changé.
Les gens sont sortis de leur état de sidération, ils se sont remis debout. Je ne retire néanmoins pas une ligne au constat: les gens qui composaient initialement le mouvement, aussi courageux soient-ils, n'étaient pas armés pour vaincre une puissance étatique aussi déterminée, et jusqu'ici, toutes les tentatives de structuration du mouvement pour le porter jusqu'à la victoire ont été des échecs.
 
Cela ne retire rien à la légitimité du combat des Gilets jaunes. Au fait qu'ils ont enfoncé la première porte, et que d'autres vagues viendront, peut-être très bientôt d'ailleurs.
C'est inévitable, puisqu'aucune revendication des Gilets jaunes (justice sociale et fiscale, démocratisation des institutions, hausse du pouvoir d'achat...) n'a véritablement été entendue. Et que la situation ne cesse au contraire de se dégrader pour eux. 

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Votre première expérience de rentrée littéraire dans la fiction, ça vous évoque quoi?

Tout cela me rappelle de bons souvenirs, l'expérience du Renaudot de l'essai fut même quelque chose d'assez exceptionnel à vivre en 2016. Il faut se souvenir en effet que le livre ne figurait même pas dans la première liste,  et qu'il a été désigné alors qu'il avait fait l'objet d'un tir de barrage très violent dans la presse et les médias gouvernementaux. 

Disons que je regarde ce petit jeu de la rentrée littéraire, comme beaucoup de gens, avec à la fois amusement et consternation. Cette presse qui se veut encore arbitre des élégances, mais où presque plus personne ne sait lire, et que les vrais lettrés regardent carrément comme la boussole qui indique le sud. (rires).

Ceci dit, ils arrivent encore à fausser toute la chaîne de la réception culturelle pour la masse des lecteurs. C'est assez grave en réalité. Il faudrait un jour s'attaquer au problème. 

Le plus important pour moi c'est d'avoir remis en lumière ce mouvement des Gilets jaunes, et de lui avoir rendu justice, en l'éclairant d'une autre façon que toute la machine à détruire médiatique et gouvernementale.
Ce livre je me devais l'écrire. Pour Yoann et pour tous les autres. Pour ne pas laisser l'oubli gagner. 
 
Ce qui me touche aujourd'hui le plus dans l'accueil fait à ce livre, c'est qu'il soit lu à la fois par des gens sophistiqués, des écrivains comme Annie Ernaux, que j'admire, et par les Gilets jaunes les plus simples des ronds-points, qui m'envoient des photos d'eux avec la Fièvre. Certains d'entre eux m'ont dit qu'ils s'étaient sentis consolés par ce livre. Rien ne pouvait me faire plus plaisir. 
 La fièvre, premier roman d’Aude Lancelin, les éditions des Liens qui libèrent publié le 2 septembre.

Crédit photo: Laure Boyer.  

  * Aude Lancelin  a signé Le Monde libre, retentissant pamphlet qui a remporté le prix Renaudot essai en 2016 et deux ans après "La pensée en otage : s’armer intellectuellement contre les médias dominants". 

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