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23 février 2022

Interview de Jérémie Elkaïm pour son film "Ils sont vivants"

 Ils sont vivants, poignante histoire d'amour avec la Jungle de Calais en toile de fond, sort en salles ce 23 Février 2022 (retrouvez la critique du film ici même).

On avait rencontré son réalisateur Jérémie Elkaïm lors du dernier festival de l'écrit de l'écran à Montélimar en septembre dernier, une discussion passionnante pour un acteur et désormais un réalisateur qu'on aime beaucoup. Un entretien à lire qu'après avoir vu le film car il contient quelques spoils sur l'intrigue : 

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Ce qui est étonnant dans la génèse de " Ils sont vivants", c'est que ce n'est pas vous qui êtes à l'initiative du projet mais Marina Foïs, enthousiasmée par sa lecture du récit de Béatrice Huret, Calais mon amour. Comment a t elle réussi à vous entrainer dans ce projet un peu fou?

Jérémie Elkaïm – Marina s’était passionnée pour cette histoire vécue par Béatrice. Elle s’y projetait et rêvait d’un film.

En fait, je connais Marina depuis le tournage de Polisse de Maïwenn, elle m’a parlé de cette envie et nous avons échangé des idées de manière tout à fait informelle…

Mais un jour les producteurs de Marina sont venus me trouver pour me proposer de le réaliser. Depuis l’adolescence le désir de réaliser des films m’a toujours habité.

Les événements de la vie et mon parcours ont fait que paradoxalement je me l’étais interdit jusque-là.

Parfois les chemins vers l’évidence ne sont pas les plus courts, mais au contraire plein de détours.

Je leur ai dit de me laisser un peu de temps. Le principe de la commande aurait pu m’inquiéter mais je sentais au contraire qu’il pouvait me libérer… Mais il fallait que je sois sûr d’être capable de trouver ma place dans cette histoire.

Cette histoire était casse gueule sur le papier, non?

Jérémie Elkaïm  :Oui bien sur, il y a avait quelques écueils potentiels : je ne voulais pas d’une bluette sur fond de crise des réfugiés, ni d’un film à thèse, désincarné, faux… Je redoute la bien-pensance facile.

Quand j’ai compris que je pouvais traiter cette histoire de façon incarnée et intime, faire vivre les échanges de regard et l’attirance à fleur de peau des personnages, je me suis dit que ça permettrait de mettre le politique dans la chair et l’inconscient du film.

Le fait que ce soit le désir charnel et l’acte sexuel qui unissent Béatrice et Mokhtar rend absurde et révoltante l’idée que les lois et les frontières les séparent.

Cette puissance politique du désir et des corps m’a passionné.

Quand deux corps se rencontrent que deviennent les frontières et les lois ? 

C’est votre premier film en tant que réalisateur. Aviez-vous des idées précises en amont ou avez-vous mis en scène à l’instinct, selon chaque scène ?

Jérémie Elkaïm Je ne crois pas qu’on « fasse la vaisselle une fois pour toute ». Avoir une règle rigide en amont, ça piège.

Les films sont des prototypes et imposent leur mise en scène, inventent leur propre grammaire. L’important est de ne pas tricher, de ne pas se mentir.

Pour Ils sont vivants je tenais par-dessus tout à l’incarnation.

L’incarnation des personnages, des deux principaux aux plus petits. L’incarnation des lieux.

J’adore  un cinéaste comme Sidney Lumet mais j’aurais du mal à dire quel est son style. Je crois qu’il est avant tout au service des histoires qu’il raconte, et ce côté artisan me plaît assez.

Dans Ils sont vivants, parfois on filme à l’épaule, dans le dos des personnages, parfois les plans sont plus posés, mais je voulais que ce soit organique, vivant.

 Xénophobe, agacée par la présence des migrants, Béatrice en raccompagne un en voiture vers la « jungle de Calais ». C’est en découvrant ce lieu qu’elle éprouve un premier basculement vers l’empathie ?

Jérémie Elkaïm  : Au début, Béatrice est sûre d’elle et assez hostile, mais elle fait tomber accidentellement un jeune migrant en reculant sa voiture, elle s’en veut sans doute un peu et lui propose de le raccompagner. Elle passe alors une sorte de frontière en pénétrant pour la première fois dans la jungle. 

Mais ce n’est pas une soudaine révélation. D’autant que le jeune homme tente de voler le blouson de son mari qui vient de mourir. Béatrice est furieuse : « Je te raccompagne et tu me voles ! ». Mais presque malgré elle, elle fait un premier pas… 

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Puis un deuxième une fois rentrée chez elle, en décidant de donner les vêtements de son mari qui vient de mourir aux associations de la jungle. C’est une décision simple et concrète, mais qui pour moi garde une part de mystère. Souvent les deuils sont des moments de flottements pour ceux qui les vivent.

Sans savoir tout à fait pourquoi et comment, Béatrice réévalue ses priorités et fait petit à petit bouger ses valeurs.  Les lignes se déplacent. Son goût pour la liberté l’emporte sur ses a priori.

En l’occurrence, elle commence par faire simplement preuve de bon sens : elle n’a pas besoin de ses vêtements, les migrants oui.

 Béatrice héberge des migrants chez elle et finit par se rapprocher de l’un d’eux, Mokhtar, jusqu’à ce qu’ils couchent ensemble. Là encore, vous montrez cette rencontre a priori improbable par paliers, très délicatement.

Jérémie Elkaïm : Il y a dans leur rencontre un glissement. Je crois même que ce glissement, lorsqu’on passe de la bienséance à l’intimité, et le trouble et l’excitation qui l’accompagnent sont parmi les choses qui me touchent le plus. Béatrice ne veut pas replonger dans une histoire d’amour, elle a trop souffert avec son mari.

Elle pense que sa vie professionnelle, son fils et sa mère lui suffisent…

Mais, même si elle commence par le réprimer, l’émergence du sentiment, de la sensualité crée un jaillissement en elle. Je me demandais comment nait la rencontre sexuelle, comment ça devient intense ? Ça se passe sans doute dans les silences, dans les regards… retenir aussi, ne pas vouloir alors que ça s’invite en nous.

C’est à la fois délicat et puissant. Je voulais filmer ça comme un élastique qu’on tire, et plus on tire, plus ça frappe fort quand on lâche.

Je me suis autorisé à investir cet aspect du récit mais quand Béatrice Huret a découvert le film, elle m’a confié que c’était comme si j’avais eu accès à son intimité. Cette femme se retrouve face à un être qui s’intéresse à elle, qui prend le temps de la regarder, de la toucher…

On la sent aussi bouleversée que résistante à l’idée que ça existe. Ce bouleversement est fondateur, c’est ce que cherche à lui dire Mokhtar. Pour lui, cette attraction sexuelle, c’est de l’amour.

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Pourquoi ne reste-t-il pas avec elle à Calais et persiste-t-il dans son projet d’émigrer en Angleterre ?

Jérémie Elkaïm  : D’abord, ça correspond à la réalité de leur histoire. Après, le film ne tranche pas sur les intentions de Mokhtar. Est-il un amoureux, un séducteur, quel est le degré de ses sentiments, on ne sait pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas manipulateur. Il dit à Béatrice une chose vraie mais un peu taboue : les rapports totalement désintéressés, ça n’existe pas.

Mais il pense que si on est honnête, il peut y avoir de la noblesse dans ce que l’on considère comme une relation intéressée. Il sait bien lui que la façon dont Béatrice l’accueille dans sa maison, dans son lit douillet, alors que lui vient de vivre des mois entiers dans la boue, participe évidemment au plaisir d’être là avec elle. Ça la rend sans doute plus désirable à ses yeux.

Ce serait naïf de nier cet aspect. Il lui pose la question, qu’est-ce que l’amour pur ? Mokhtar a un projet de vie en Angleterre qu’il ne veut pas abandonner mais à ses yeux cela n’entache en rien la beauté de leur rencontre, voire un futur qui pourrait les unir.

On peut trouver que Mokhtar est égoïste mais si on est capable de se mettre à sa place, je pense qu’on ressent qu’il doit aller au bout de son projet.

Même si c’est dur pour elle je crois que Béatrice comprend qu’il ne peut pas faire autrement. Pour ma part j’essaie de comprendre tous les personnages. J’adore quand  Jean Renoir  dit d'un personnage que « chacun a ses raisons ». 

L’amour de Mokhtar pour Béatrice est fort mais finalement, moins que son projet anglais qui semble quasiment existentiel ?

Jérémie Elkaïm : Dans mes lectures pour préparer le film, une sociologue parlait de la culture du chemin. Pourquoi tant de migrants veulent l’Angleterre ? Il y a la question de la langue, qui n’est pas anodine, beaucoup de migrants sont anglophones.

Cette sociologue prenait comme exemple les forêts où chacun a tendance à marcher sur les sentiers déjà tracés : c’est ce que font les migrants, ils suivent le chemin de leurs prédécesseurs, recueillent les infos que leur transmettent ceux qui sont passés avant. Mokhtar vient de loin. Il a laissé son ancienne vie derrière lui. Tous ses repères ont bougé.

 C’est presqu’un point commun avec Béatrice, qui est mal à l’aise dans le milieu policier de son défunt mari, et qui s’en démarque de plus en plus au cours de cette histoire.

Jérémie Elkaïm : Béatrice a ce truc frondeur, ce sens de la liberté, elle dit ce qu’elle pense. Le meilleur ami de son mari continue de penser qu’il a une responsabilité vis-à-vis d’elle : lui pour le coup est conforme à l’idée qu’on se fait d’un policier xénophobe. Les mouvements de la vie font parfois que les gens qui se fréquentent se comprennent un peu moins… Quand on est ami avec une personne célibataire, si celle-ci se met en couple, ça redistribue un peu les cartes, les lignes se déplacent, etc.

Votre  mise en scène est très physique, sensuelle…

Jérémie Elkaïm  :On faisait des prises très longues, je laissais beaucoup de liberté aux acteurs, l’idée c’était de trouver une vérité en laissant le temps aux choses d’émerger pour ensuite ne garder que quelques morceaux. Dans ce dispositif, les comédiens se sont montrés extraordinaires.

Et Marina particulièrement bouleversante d’abandon. 

Couper dans ces morceaux de vie est devenu parfois un crève-cœur. Sur certaines scènes, on aurait pu garder des plans d’un quart d’heure tellement les acteurs ne lâchaient rien. C’était du concentré de vivant.

 La jungle de Calais a été démantelée. Vous avez tourné dans un reste de jungle ou dans un décor reconstitué ?

On ne peut plus tourner de film sur les migrants à Calais, la municipalité ne veut plus et puis le lieu où était la jungle est aujourd’hui désert. 

Je trouvais plus respectueux de fabriquer un lieu qui ressemble à la jungle et d’y réinvestir des gens qui ont désormais leurs papiers mais qui étaient passés par là-bas.

C’était une aventure de les rencontrer, ça m’a transformé, j’étais déjà sensible à cette question, je le suis encore plus depuis ce tournage. Le jeu de chat et de souris entre migrants et policiers continue à Calais et ailleurs, ce qui est terrible car les conditions sont bien plus âpres qu’au temps de la jungle.

 Autre élément qui s’inscrit dans l’âpre réalisme du film, Marina Foïs, superbe, qui joue ici sans fard à tous les sens du terme.

Jérémie Elkaïm  : Marina a vraiment  joué le jeu à fond, elle s’est complètement abandonnée. Pendant le tournage, un trio s’est révélé dès les premiers jours : Marina, Jeanne (Lapoirie) et moi. On a dansé cette valse à trois pendant tout le tournage, on était très complices avec nos longs plans-séquences. Marina était très en confiance d’être regardée par Jeanne. De toute façon, elle était dans cette optique : incarner Béatrice sans fard.

 Son implication va jusqu’aux scènes de sexe, assez torrides.

Jérémie Elkaïm  : On a vu des films qui peuvent aller dans la surenchère de ce côté-là. Personnellement, je voulais trouver une intensité érotique et sexuelle sans me faire piéger dans une escalade qui peut devenir assez vaine. « L’amour physique est sans issue » comme disait avec humour Gainsbourg.

En fait, la sexualité commence par des détails, des regards, des contacts qui peuvent sembler anodins.

Ce qui compte, c’est le temps, le trouble, l’électricité, l’abandon, pas de faire des gros plans de sexes. Un vêtement écarté peut faire plus d’effet qu’un sexe nu. Mais oui les scènes d’amour physique sont longues et intenses et Marina et Seear ont été incroyables.

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 Comment avez-vous trouvé Seear Kohi, qui est formidable aussi, avec  un jeu assez minéral... 

J’ai vu beaucoup d’acteurs pour ce rôle. Seear est arrivé en France suite à un projet d’Ariane Mnouchkine. Ce qui m’a touché, c’est sa capacité à mettre en jeu son corps. Son regard, sa présence étaient émouvants.

Il y a eu aussi une alchimie entre lui et Marina : on croit au fait qu’ils puissent avoir du plaisir ensemble. Seear dégage une séduction naturelle, ce qui était important pour ce rôle. Il a un rôle récurent dans Homeland. Il a des facilités en anglais ce qui comptait aussi pour ce rôle. 

Vous avez choisi Laetitia Dosch presque dans un contre-emploi pour l’aspect pas très réglo du personnage.

Jérémie Elkaïm  : Je pense que ça l’amusait, elle disait « ah c’est bien, ça, j’ai pas fait ». Elle est extraordinaire, je la mettais dans des situations et elle pouvait être intarissable. Elle prend un personnage à bras le corps, elle se met sur rails et elle vit le personnage à fond sur le plateau.

L’opposition avec Marina s’est faite naturellement, je donnais deux ou trois indications et la scène partait au quart de tour. Laetitia fait partie de ces acteurs qui comprennent très vite les enjeux. Et puis elle apporte une dimension de comédie, elle a une façon drôle d’être outrée. Elle est solaire. 

Vous avez co-écrit le film avec Arthur Cahn et Gilles Marchand. Quel a été leur apport ?

Jérémie Elkaïm  : Arthur a un talent fou et me semble promis à un grand avenir de cinéaste. Il était venu pour un travail cosmétique et il a fini par rédiger certaines scènes. Gilles m’a aidé partout et tout le temps, en particulier pour la structure : il a une puissance, une intelligence phénoménale. Il pose les bonnes questions et aide à voir les choses importantes, celles qui tiennent, celles qu’on ne veut pas lâcher, qui résistent, et celles qui tombent.

Gilles Marchand, avec qui je travaille depuis longtemps et pour qui j'ai tourné dans la forêt,  ne se contente pas de « participer », il accompagne sur l’ensemble du travail les films auxquels il collabore, il réfléchit brillamment à tous leurs aspects.

Et il a aussi un sens de la poésie qui s’est révélé utile pour certains dialogues. 

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Le titre, Ils sont vivants, s’applique aux personnages, mais aussi aux acteurs ?

Jérémie Elkaïm  : Oui, j’ai choisi cette phrase de dialogue comme titre. J’aime qu’on entende le titre dans la bouche de Béatrice à la fin du film. Il correspond à un désir profond pour ce film, que tout soit vivant, organique, dans tous les aspects.

Et le travail de montage avec Laurence a lui aussi été organique. On aurait pu avoir des versions beaucoup plus longues. J’aime que l’on sente le temps dans un film. Mais même lorsqu’une scène est raccourcie je crois qu’on sent qu’elle existe au-delà de la coupe, la sensation reste.

 Béatrice Huret a vu le film. Quel a été son ressenti ?

Jérémie Elkaïm  : J’étais inquiet parce qu’il s’agit de sa vie bien sûr et que j’avais pris quelques libertés par rapport à son histoire. Elle a été emballée parce qu’elle a trouvé que le film était vrai. Elle était ravie. Ça m’a beaucoup touché parce que c’est exactement ce dont je rêvais : m’approprier cette histoire sans la trahir. 

 

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