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12 mars 2024

Backlash : Quand le théâtre répond au retour de bâton (et c’est un coup de cœur !) -Théâtre de Belleville (Paris)

Quelle drôle sensation de que se retrouver à la place d’un.e comédien.ne, de voir dans chaque siège un regard absorber, réagir ou fusiller chaque geste que tu fais, chaque mot que tu prononces ! Cela paraît normal et pourtant tant d’émotions, c’est unique. Nous sommes à la place de Danny et face à nous, Bérangère Notta et Guillaume Doucet se tiennent au premier rang, remplis d’excitation pour Bérangère et d’une légère « flippe » pour Guillaume. En ce vendredi pluvieux, Peneloppe Skinner, l’autrice du texte, vient voir leur adaptation au théâtre de Belleville. « Cela doit être dingue d'avoir un truc hyper intime, d’avoir écrit ces mots les voir dans une autre langue ! (…) À l'intérieur, c'est des trucs qui sont sortis de ton crâne et en même temps, ça paraît totalement étranger. » confie Guillaume. « J'ai hâte de voir Philippe (Danny) et Donald (Sage Mackey, qui joue Rodger dans la pièce originale ) côte à côte » se rejouit Bérangère.

 

Danny ou Rodger, c’est ce même gars, ce monsieur tout le monde divorcé installé avec sa nouvelle copine, père d’un adolescent qu’il ne voit jamais dans l’Amérique républicaine du Kentucky. Licencié de T-Mobile au moment de la crise de 2008, ou plus récemment, il demeure frustré dans un job plus ingrat où il ne sent pas reconnu. Il se renferme, sur internet le plus souvent, scrolle jusqu’au bout de la nuit jusqu’à tomber sur la vidéo d’un certain « Angry Allan ». Ce dernier parle d’une société gynocentrique (centrée sur les femmes) et cette frustration trouve écho en Danny. Il accroche, commence à se passionner. Puis la passion devient obsessionnelle, une porte d’entrée dans l’engrenage des réseaux masculinistes, lui provoquant des pics de confiance.

 

Backlash était une évidence pour Bérangère Notta et Guillaume Doucet. Les deux directeur.rices artistiques de la compagnie Vertigo (basée à Rennes) s'intéressent depuis longtemps, aux écritures britanniques contemporaines « plutôt avec un fond politique : pas mal autour des questions de féminisme, globalement, un regard un peu incisif sur le monde contemporain » déclare Bérangère. La spécificité de ce théâtre : parler de sujets politiques « en passant par du récit des histoires avec de l'humour aussi. (…) Faire passer l'être par du discours. » Le sujet d’autant plus, le metteur en scène y avait déjà touché dans son court-métrage Better men.

 

Peneloppe Skinner l’a écrite aux Etats-Unis en 2018, elle est aujourd’hui considérée comme la relève du théâtre Outre-Manche et peu de ses pièces ont été montées en France : « En France, les réseaux masculinistes étaient très forts mais ils ont explosé après MeToo et je pense que le covid aussi a beaucoup joué dans les diffusions, par les réseaux sociaux. Concrètement, aujourd'hui, on est largement au niveau de 2017. Cette temporalité faisait que ça coïncidait parfaitement avec le moment où c'était très important à nos yeux d'en parler en France. » Guillaume part la rencontrer elle et Donald Sage, l’interprète avec une idée en tête, celle d’un nouveau titre ancré dans l’actualité : backlash. Ce terme anglais signifiant « contrecoup », « retour de bâton » est théorisé en 1991 par Susan Faludi et depuis largement entré dans notre vocabulaire courant. L’autrice nord-américaine explique l’offensive conservatrice et anti-féministe portée durant la présidence de Ronald Reagan (dans les 80’s) aux Etats-Unis, offensive sapant les avancées féministes des années 70. 

 

Le backlash est aujourd’hui une armée de réponses réactionnaires diffusées par des mouvements conservateurs dans la « guerre culturelle » qui les opposent aux minorités, plus particulièrement les féministes « qu’on entendrait de plus en plus » (bien sûr !). Le masculinisme est une de ses réponses, ô combien difficile de définir en une seule phrase pour les metteur.se.s en scène : « Une attaque concrète aux femmes et aux mouvements féministes. (…) Le féminisme est un mouvement de défense de l'égalité des femmes et des hommes et eux les mascus essaient de faire croire que le masculiniste serait la même chose. Or tout ce qu'ils font n’est absolument pas pour l'égalité, c'est une petite arnaque délictuelle. Ce qu'ils font, c'est pour se battre contre l'accession au droit de certaines femmes et tordre la réalité par idéologie. » Le discours polissé recouvre pleins de réalités, du pick-up artist (coach en séduction) au male alpha incarné aujourd’hui par Andrew Tate, en passant par l’incel (célibataire involontaire).

 

C’est avec cette pluralité de profils que s’est construit le personnage d’Angry Allan surtout cette version du « philosophes à deux balles » qui va analyser la société et les émotions des hommes en lien avec une forme de développement personnelle, de bien-être. Ce nom ou plutôt ce pseudo vient d’un des premiers influenceurs masculiniste, qui est mort en 2008-2010, "Angry Harry". La condition était de ne pas le rendre cliché pour garder de la crédibilité afin qu’elle résonne dans le personnage de Danny « qu’il ne passe pas pour un gros débile et que personne ne s’identifie ».

 

Danny n’aurait pas été ce Danny sans le remarquable Philippe Bodet autant glaçant qu’il peut faire ressortir en nous de l’empathie pour ce monsieur tout le monde qui glisse dans le premier piège. « On travaille ensemble depuis quasi le début de la compagnie ; Il a joué dans presque tous les spectacles. C'est un acteur qu'on trouve extraordinaire et en qui on a très, très confiance. » développe Bérangère Notta. « Il a une performance de la masculinité singulière, absolument dans les codes virils ou la grosse brute (…) c’est un acteur très libre qui peut aller très loin dans l’émotion ». C’était une évidence de faire le spectacle avec lui.

 

Parce qu’il est aussi là l’enjeu, cela peut arriver à n’importe qui de tomber dans l’endoctrinement sectaire. En 2022, la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) alerte sur une augmentation des signalements concernant les courants « masculinistes », qui entendent reviriliser les hommes. Parmi ces groupes, le ManKind Project (MKP), déjà présent aux Etats-Unis a reçu dix signalements en 2021 à son sujet, soit 7 de plus qu'en 2020 à la suite de week-ends « aventure initiatique des nouveaux guerriers ». La médiatisation de ces mouvements en France s’accélère au vu du contrecoup face aux MeToo plus tardifs qu’Outre-Atlantique.

 

Si c’est une des premières fois que le sujet du masculinisme est abordé au théâtre, le Haut Conseil à l’Egalité alerte pour la deuxième fois sur ces tendances, symptôme d’un « sexisme persistant » : « Chez les garçons, les tendances masculinistes s’affirment (…) Les hommes (de la tranche 25-34 ans) témoignent, plus que les autres, d’une forme de passivité, voire d’hostilité et de résistance à l’émancipation des femmes dans la société » pointe le rapport. Mise en garde documentée depuis 2 ans plus particulièrement par un travail journalistique, pour ne citer que la Fabrique du mensonge de Cécile Delarue sur le procès Depp/Heard et le travail de Pauline Ferrari concrétisé par le livre Formés à la haine des femmes (Les Nouveaux Jours, Ed. JC Lattès). Dans ce dernier, la journaliste raconte le moment où Gerald Darmanin répond à Apolline de Malherbe, journaliste à BFMTV en lui disant sur un certain ton « ça va bien se passer madame ». Il reprend la phrase clé et le ton exact d'un youtubeur masculiniste connu. Les metteurs en scène affirment : « pendant qu'on faisait le spectacle, (on s’est rendu compte que ce type de discours) rentre dans le domaine public, comme le discours de l’extrême droite (…) par exemple quand Macron a dit que Depardieu était la fierté de la France ! C'était la honte pour la France. Il désapprouve sa ministre, femme évidemment, et en plus il réaffirme qu’on ne va pas écouter les paroles des victimes. Marine Turchi et Lenaig Bredoux, les deux grandes enquêtrices de Médiapart disaient qu'il y avait un truc avait basculé ce jour-là (…) Dans les piliers de comptoirs, ou dans nos familles, on peut l'entendre que le féminisme va trop loin. Ça commence à se répandre partout, comme une pensée naturelle, dans les paroles du gouvernement, sur les grands médias… »

 

Danny n’aurait pas été Danny aussi sans la scénographie : un décor sobre résumé par un tapis au sol, tapis qui évoque à la fois l'intérieur de la classe moyenne américaine et les motels paumés près de la conférence des Droits de l’Homme. Celui-ci se retrouve encerclé par un jeu de lumières aux couleurs kitch bleu ciel ou rouge grenat qui intensifie le changement d’ambiance et les émotions du comédien. Aux choix de Juliette Besançon s’ajoute la bande son de Maël Oudin qui accompagne l’atmosphère et lance le compte à rebours vers la descente aux enfers masculinistes. Sans oublier le travail de projections et des vidéos fabriquées d'Angry Allan. 

 

De cet instant, on en ressort avec un énorme coup de cœur, autant troublée que de vraies personnes adhèrent à ces discours, ce vide intersidéral, riant de comment on peut fabriquer tout une idéologie sur un néant. Mais aussi révoltée que cela peut être normalisée en dehors d’une salle de spectacle. Oui, on peut le dire: c’est un crush sur cette pièce politique comme il en arrive peu. (Je l’admets, nous sommes un public attaché à ce genre). Ce théâtre politique dans la mesure où il sert un message, donne un reflet de la violence présente en dehors de la salle et alerte.

 

Théâtre politique ou politique du théâtre ? Pour Guillaume Doucet, « Il y a plein des manières de faire du théâtre politique. (…) il y a déjà un truc un peu politique dans la présence physique collective réunie par rapport à l’individualisme, c’est assez dingue ! Des fois, des spectacles qui se veulent ouvertement super politique (mais) avec des places hyper cher, avec une pensée bourgeoise ; les gens sont là juste pour se la raconter. Un conte pour enfants peut être fait de manière hyper politique : un spectacle jeune public peut dire la différence entre les filles et les garçons et tu peux avoir une princesse badass qui parcourt le monde. Sinon, c'est juste une histoire d'une princesse badass qui parcourt le monde. » mais cela ne s’arrête pas ici : « (on) a une grande responsabilité à raconter des histoires, que ce soit au cinéma ou dans la littérature, au théâtre. On va quand même potentiellement changer la face du monde, parce qu'en fait créer, c'est créer des nouveaux imaginaires. On engendre potentiellement des révolutions lentes ! » ajoute Bérangère Notta.

 

Raison de plus, les mots sont précieux et le politique ne doit seulement se résumer à la dénonciation selon Guillaume Doucet : « (Il) y a l’idée de lutter pour et lutter contre. Je ne ferais pas toujours Backlash tu vois, c'est quand même un truc sur la violence… On avait un spectacle qui s’appelait Pronom (2018), une comédie, le personnage principal, c'est un ado trans, super positif. Je pense que les trois quarts de la salle se disent il est beau, il est stylé, on a trop envie de lui ressembler, ça a changé les lignes par un truc positif. (…) Il faut un peu des allers-retours, parce que sinon tu deviens aigri… ». Cette pièce aurait intérêt à être montré pour en apprendre le plus possible et la force du récit en fait à mon sens ce que la politiste Marie-Cécile Naves appelle « le backlash du backlash », la riposte aux attaques antiféministes. « Moi je ne le nommerai pas comme ça, pas encore parce que le travail et la vertu de ce spectacle est de le rendre visible, de nommer leur présence, d’identifier. (…) Le combat risquerait de les renforcer en fait. Déjà partir en guerre contre le capitalisme permettrait de faire perdre des forces à ces mouvements. » répond la metteuse en scène.

C’est leur première dans un théâtre parisien et vient avec cela, une nouvelle corde à leur arc. Ils disent vouloir profiter du moment mais Paris aurait tort de ne pas profiter de leur travail car nous, nous avons hâte de voir les prochains projets qui fourmillent en ce moment dans leurs esprits.

 

Crédits photos : Caroline Ablain - Groupe Vertigo / capture d'écran France TV

Backlash

Écrit par Penelope Skinner

Adaptée et mis en scène par Guillaume Doucet & Bérangère Notta
Avec Philippe Bodet et la participation de Guillaume Trotignon

Durée : 1h15

Théâtre de Belleville – Paris
Du samedi 6 janvier au samedi 30 mars 2024
Du mercredi au samedi à 19h, à 15h le dimanche

Jade SAUVANET

 

 

 

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