Baz'art  : Des films, des livres...
24 avril 2024

Andréa Bescond, combattante apaisée

 

Ses mains effleurent les rayons de soleil de la place Charles Dullin lorsqu’elle improvise quelques mouvements devant nous. Avec un sourire rayonnant, Andréa Bescond sort tout juste de l’euphorie de la première, qui s’est déroulée la veille. Des années qu’elle n’avait pas repris le rôle d’Odette : « C'est marrant parce qu’avant ce spectacle, je montais sur la scène comme sur un ring de boxe, j'allais me batailler, (il) fallait que je montre qu'on pouvait se battre. J'avais encore beaucoup de choses à me prouver, de regards qui comptaient et j’ai lâché tout ça. Hier je suis montée sur scène super sereine (…) avec une immense joie. » Avec ce sentiment, l’inquiétude est retombée : « C’était drôle parce qu'au début j'ai fait « oh la la ils ont pas envie de rire, ils viennent vraiment voir une pièce sur le viol. Je me dis que j’allais quand même aller chercher le public, les détendre, qu’ils puissent aussi se marrer, passer un moment plein d'émotions et pas qu’un moment tragique, triste ».

Andréa et les Chatouilles, c’est une histoire qui remonte à plus de dix ans (la première version a été présentée en 2014 au Théâtre du Chêne Noir à Avignon) : « je dis souvent que j'ai commencé à l'écrire quand j'étais enceinte de mon fils il y a 12 ans. Mais en fait avant ça, j'avais déjà écrit une pièce dansée qui s’intitule Petit conte de faits, une pièce de 15 minutes où j’en parle sans texte, que par la danse. (Puis) j’avais besoin d’argent, j’étais en galère comme beaucoup. Je l'ai créé et je participe à une comédie musicale donc j'ai un peu zappé ». Elle redécouvre le théâtre par le biais de son metteur en scène, Eric Métayer et s’arrête quand elle doit enchaîner ses deux grossesses « vachement frustrée artistiquement de m'arrêter totalement (…) même si je savais que c'était forcément indispensable ».

A l’époque, le mal de vivre la ronge de l’intérieur : « J'avais obtenu justice, je suis une des miraculés de la justice dans le sens où mon agresseur a été condamné. Je me demandais pourquoi j'allais mal, ce que je dis dans le spectacle un moment. Je pensais que ça allait me soulager, cette histoire de procès, mais en fait, pas du tout. J'ai toujours aussi mal aux tripes, je n'en peux plus. Quoi faire ? Il fallait que ça passe par l'artistique. » Il en naît Odette, une petite fille violée par le meilleur ami de ses parents prénommé Gilbert qui veut jouer aux chatouilles. Derrière ce mot se cache les violences sexuelles tues, l’amnésie traumatique et les conséquences psychotraumatiques et conduites à risque dans lesquels tombe Odette adulte avant de solliciter une thérapeute, croisée au détour d’une plaque clouée au mur. Si les mots ne permettent pas d’exprimer les émotions, la danse le fera. Elle l’aide à faire sauter les poings cousus sur sa bouche, et avec cela, la honte qui mine depuis des années.

Parce que l’histoire d’Odette, c’est aussi la sienne comme l’a-t-elle révélée au moment de la réalisation de l’adaptation cinématographique. Elle se documente et décide de prendre la parole dans le sillage de d’autres personnes libérant la parole sur la pédocriminalité, pour ne citer qu’Eva Thomas (Première française connue pour avoir dénoncé le fait d'avoir été victime d'un inceste en 1986) et Christine Angot (qui a publié en 1999 « L'Inceste », dans lequel elle raconte les multiples abus de son père et sur lesquels elle revient dans son dernier documentaire Une famille) : « Quand j'ai pris la parole, ça m'a donné vraiment un but dans la vie. J'ai toujours aimé la vie mais c'est vrai que cette lutte contre les violences - ou du moins quand j’essaye de mettre ma pierre à l'édifice - ça encourage plein de personnes à aller mieux, à creuser, ça a libéré beaucoup de tensions chez moi. Je me sens plus libre aujourd'hui. ». C’est aussi l’histoire de milliers d’autres. Elle le dit elle-même ou plutôt Odette l’affirme : « Je ne suis même pas sûre d'être cohérente dans l'évocation de mes souvenirs. On est des millions à avoir vécu ça, elle est tellement banale mon histoire ! ».

Une histoire tellement banale qui a changé beaucoup de choses, sa vie en premier lieu. Mais aussi a participé à une plus grande médiatisation de la pédocriminalité, de l’inceste et des violences intrafamiliales pour les mettre à l’agenda politique : « Ce qui a évolué, c'est que on en parle, on parle, on parle, on parle, on nous écoute très peu, ce que ce que j'ai fait dire à un inspecteur de police au commissariat quand il dit « bref, vous verrez, dans vingt ans, tout le monde en parlera. C'est important, c'est bien, mais bon ce sera toujours la même merde au niveau de la justice.» Maintenant on n'a plus trop honte de dire qu'on a été violé. Les gens acceptent plus volontiers d'en parler sans être ultra gênés ou en quittant la table… ».

Monter sur scène plus apaisée lui a permis une plus grande connexion avec cette dernière. Le mal n’était pas encore remonté à la surface et la danse « sa maison » s’en retrouvait impactée. « Cette version, (j’ai) beaucoup plus (improvisé). (Avant) Je m'étais même un peu figé, je me faisais mal et je continuais à le faire. Je me sens beaucoup plus libre ». Le corps et l’âme semblent alignés, comme elle nous le montre avec quelques mouvements improvisés à table. Laisser parler les bras plutôt que de couper le mouvement et donner de l’amplitude pour occuper l’espace. Un espace où les mots ne suffisent pas… La danse, elle continue de la pratiquer tous les jours pour des moments improvisés comme écrits, tant que son corps a envie.

Dans ce seul-en-scène bouleversant, la danse de la colère agit comme un souffle, une tempête cathartique sur le reste de la salle. Comme Norma avec son seul-en-scène, elle a pris la décision d’en rire par moments. C’est sans compter sur sa colère vectrice de créativité avec qui la relation n’a pas été toujours facile : « J’ai été en colère toute ma vie. Je suis toujours en colère, différemment. Il y a deux ans, j’étais pas aussi positive, j’allais très mal parce que je trouvais que ça n’avançait pas, que les gens souffraient. J'ai eu peur de perdre ma lumière, ma foi en l'humanité aussi. Le Covid a beaucoup contribué à ça. La colère allait me submerger de manière assez toxique. J'étais vraiment épuisée, très triste. Aujourd'hui, qu'est-ce que je l'aime, puisque ça m'a justement donné à chaque fois, le courage de prendre des grandes décisions, de claquer les portes, de dire stop, de dire oui. Donc je la remercie aujourd'hui, en 2024 c'est ma compagne positive. Je la sens et je ne pourrais pas faire ce que je fais sans elle. »


Porter la colère dans la plaie demeure un moyen de nourrir la parole politique. Il est clair, tout est politique à partir du moment où il y a une audience, quelque soit la voix. L’art est une forme de « politique civile » surtout face à une inaction politique, au sens propre du terme : « Qu'on arrête de parler de libération de la parole, ça arrange les politiques, on ne parle pas de libération de l'action. La libération de la parole, c'est bien, allez-y parlez, ça coûte zéro, en fait. Voilà, on a lancé la libération de la parole, mais elle continuera toujours. Mais quand est-ce que va libérer l'action? Donc, maintenant, on me dit: « et donc, là, ça a contribué à la libération de la parole ». On me parle de Godrèche mais ça fait des années, je leur réponds Eva Thomas en 1986. Bien sûr bravo (Vanessa) Spingora, Bravo (Flavie) Flamand ! Mais du coup, quand est ce qu'on agite, qu'on sort les portefeuilles ! »

Derrière cette inaction, l’imaginaire du monstre alimente une culture de l’impunité :  « Ça continue encore ! Justement quand j'ai fait Nudes (série sortie fin 2023 qui traite notamment de la pédopornographie et du revengeporn) avec le personnage de Victor, je voulais lutter contre ça. (…) Je le vois dans mes commentaires sur Insta, sur un post noir "ce sont des monstres, des fous." Ce sont des propos psychophobes. Ce n’est pas un fou mais quelqu’un que tu côtoies très bien (qui) a juste une mécanique d'agresseur. » Les chiffres sont là : 91% des agresseurs (qui commettent ou tentent de commettre un viol) sont des proches de la victime. Un chiffre longuement documenté par les enquêtes journalistiques et les rapports parlementaires.

Il faut lutter au quotidien, tel est son moteur, une de ses raisons de vivre, contre le système patriarcal, dont se sert le système politique dominant (ce qui ne pousse pas à des actions fortes). De son côté, Andréa rédige sur Instagram des posts noirs pour dénoncer la violence dont sont victimes les femmes et les enfants au quotidien. Mais c’est du côté de la prévention que son militantisme est le plus actif : « Je ne crois qu'en la prévention. Je pense que quand on a perdu beaucoup d'années, on a abandonné une partie de la jeunesse. (…) Les gens en face qui nous dirigent ne sont tellement pas dans la pédagogie, que dans la sanction, les (les jeunes) stigmatisant, les jugeant. » Elle a écrit trois petits ouvrages jeunesse, pour aider les enfants à mieux se défendre contre tous types de violences et assurait à Libération qu’un « enfant informé, c'est un enfant plus fort ». La première mesure à mettre en place ? « Une matière à l'école, comme l'anglais, le français, une fois par semaine autour du spectre de la violence (…) avec un médiateur qui gère cette discussion en disant : bah là, on va aborder le cyberharcèlement. c'est quoi le consentement? qu'est-ce que c'est que la pédopornographie? c'est quoi la pédocriminalité, l'inceste ? (…) Pourquoi il y a autant de racisme ? Et la transidentité ? ».

Comme Odette qui subit de plein fouet le déni de sa mère et dans la lignée, sa maltraitance éducative, il est primordial pour la danseuse et comédienne d’informer que « les adultes n'ont pas le droit de frapper, n'ont pas le droit de punir ni d’humilier » : « Il m’est arrivé de voir au parc, un gamin qui prenait des gifles sur les fesses. Déjà je m’embrouille avec la mère et après je fais exprès de dire devant l’enfant « ce qu'il vient de te faire, c'est interdit par la loi, il n'a pas droit de te faire. Il peut aller en prison sache le, tu peux même porter plainte contre elle. ». Tout en étant conscience du fameux discours du « ça reste en famille, c’est privé » : « Evidemment, je peux me prendre une gifle mais je prends le risque (…) La protection de l'enfance et l'affaire est une affaire citoyenne, merci beaucoup ! »

Que dirais la Andréa d’aujourd’hui à la Andrea enfant ? « Je lui dirais bravo de t'être accroché comme ça. Franchement, je me suis réveillée une très grosse partie de ma vie avec la boule au ventre, c’était vraiment dur… Je me détestais tellement. Quand Odette petite dit « je deviendrais une grande danseuse étoile » et l’autre Odette répond qu’il y a pleins de chemins, d’autres formes d’étoiles mais je te garantis que tu seras quelqu’un de bien, je vais m’y attacher. (...) Je me suis battue et quand je suis venue la chercher, j’avais plus cette boule au ventre. Elle s’est déplacée au plexus (…) Quelle merde et puis maintenant, c’est passé mais bon j’ai 44 ans, ça a mis du temps ! Ça fait 2-3 ans et encore… Un jour, on capte : je vais me respecter, en fait. Le chemin est beaucoup plus lumineux ! »

Hier, c’était jour de fête à collecter l’amour, l’énergie de la salle pour une reprise avec d’autant plus de sens qu’auparavant (première fois que son petit frère voyait son seule-en scène). La salle est à l’unisson, les émotions sont démultipliées et les larmes coulent. Aujourd’hui, se réconcilier avec sa colère lui a permis de retrouver son enfant intérieur afin de continuer la lutte. Cette colère créatrice nourrit à foison les prochains mois d’idées. 2024 sera l’année du spectacle vivant avec le retour des Chatouilles et un saut dans le stand-up avec Andréa Bescond Balance, qui se jouera en rodage au théâtre Lepic à la rentrée 2024. Une bonne manière de casser le quatrième mur et de revenir sur son militantisme tout en « se foutant de la gueule des politiques, parce que vraiment, ils se foutent de notre gueule ». 2025 sera celle du retour à la réalisation. En attendant, on se sent chanceuse et privilégiée d’avoir vécu ce moment et cette rencontre.

Crédits photos : Stefan Muchielli

 

Les Chatouilles ou la danse de la colère

Écrit et interprété par Andréa Bescond

Mis en scène par Eric Métayer

Lumière Stéphane Fritsch
Son Vincent Lustaud

Du jeudi au samedi à 21 h

durée : 1h40

Théâtre de l’Atelier (Paris 18e)

- du 29 juin au 21 juillet 2024 à 14h au Théâtre du Chêne noir à Avignon pour le Festival OFF

- Victor, un des trois volets de la série Nudes. À découvrir sur Prime Video.


Pour aller plus loin :

Nedjma Van Egmond, "Il fallait que ça sorte » : les comédiennes investissent la scène pour raconter les violences sexuelles", Le Nouvel Obs, 20 avril 2024 

Jade SAUVANET

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