"Criminel" à La Manufacture des Abbesses : un "thriller politico-social" brillant de Yann Reuzeau
Le 22 octobre dernier, nous avons assisté à une représentation de Criminel à la Manufacture des Abbesses, une pièce écrite et mise en scène par Yann Reuzeau - que l'on connaît notamment pour Chute d'une nation ou encore Mécanique instable - et à un débat autour de la légitime défense en présence des avocats de Jacqueline Sauvage, Maîtres Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini, fondatrices d'un Cabinet dédié à la lutte contre les violences conjugales et intra-familiales.
Une discussion éclairante qui nous a permis de cerner les définitions de "juste", de "victime" et de "légitime défense différée" et d'apporter une nouvelle lumière à la pièce que nous venions de voir.
Alors que nous sommes en train de nous installer, un couple est assis sur scène, discutant et riant aux éclats, se chamaillant. Leur complicité rayonne. Rien ne semble les déranger et sûrement pas l'arrivée progressive et bruyante des spectateurs.
Puis, le noir se fond sur la scène qui commence sur un taquin : Elle, c'est une psychopathe ! qui fait rire de plus belle Camille (Sophie Vonlanthen, aussi émouvante qu'ambigüe). Sans crier gare, l'obscurité tombe aussi sur l'atmosphère suite à la réception d'un SMS sur le portable de Xavier (Frédéric Andrau, poignant) qui l'ébranle d'emblée. Il vient de sortir, dit-il. L'action se fige, les deux personnages changent tout de suite d'attitude, l'insouciance laisse la place à une tension sourde, tandis que Xavier interroge maladroitement Camille avec une question (Tu es passée à autre chose, toi ?) qui la met hors d'elle.
Nous partageons le trouble du couple, qui est ce Il ? À quelle chose font-ils allusion ? Et puis soudain, le coup part, la dispute éclate. Nous comprenons que ce Il est Boris, le frère de Camille, qu'Il vient de sortir de prison après 12 ans d'incarcération pour avoir tué son père et manquer de la tuer. Tout s'éclaire dans notre esprit, en même temps que la scène sur laquelle se matérialise un premier flash-back, grâce à l'habile procédé de la tournette. On atterrit quinze ans plus tôt : Xavier et Boris (Morgan Perez, bouleversant) se retrouvent peu après "les faits", tous deux sont bouleversés par ce qui est arrivé et ce qui devait arriver. Boris, épuisé par des années de maltraitance, frappé depuis tout petit, s'est vengé de ce père violent qui lui a volé son enfance.
Vengeance, vraiment ? Meurtre de sang froid ? "Légitime défense différée" ? La justice optera pour le second motif.
De fréquents allers et retours en arrière vont nous permettre de reconstituer le puzzle de cette nuit où tout a basculé, de cette histoire tissée de non-dits, de mensonges, de trahisons. Toutefois, le mystère plane sur les circonstances du drame, certaines scènes viennent semer la confusion, nous offrant plusieurs versions de ce qui s'est passé, empêchant le spectateur de prendre totalement parti.
Les comportements des trois autres personnages ajoutent à cette confusion : pourquoi Manon, son ancienne petite amie (Blanche Veisberg, superbement troublante), a-t-elle témoigné contre lui ? Pourquoi sa soeur entretient-elle une telle rancoeur contre lui ? Pourquoi Xavier est-il si obsédé par sa remise en liberté ?
Nous ne pouvons pourtant qu'éprouver de l'empathie pour ce personnage à qui le monde entier a tourné le dos : Manon, son meilleur ami Xavier, puis sa soeur Camille qui elle, n'a jamais souffert des coups portés par son père.
Sous la plume et la mise en scène de Yann Reuzeau, le fait divers se mue en fiction. Fasciné par les affaires Jacqueline Sauvage et Bertrand Cantat, il a voulu interroger, confronter les notions de justice et d'injustice. Qu'est-ce qui est légitime ? Le Juste peut-il forcément être considéré comme tel par la Justice ?
Qu'est-ce qui est juste, au juste ? Comment Jacqueline Sauvage a-t-elle pu être condamnée à vingt ans de prison alors qu'elle n'avait fait que protéger la vie de ses filles et la sienne de la sauvagerie de son mari ? Pourquoi Bertrand Cantat n'a t-il pas été condamné à perpétuité ?
Le quatuor d'acteurs est excellent. Le fait qu'ils jouent systématiquement deux à deux, parfois deux contre deux, est intéressant. Jamais, on ne les voit tous les quatre sur scène, comme si une telle confrontation pouvait faire éclater une vérité que personne n'aurait envie d'entendre.
Cette pièce que Yann Reuzeau définit comme "un thriller" aussi bien qu'un "projet politico-social" pose intelligemment de véritables questions brûlantes d'actualité, qui résonnent en nous dans un long écho.
Vous l'aurez compris, elle est à ne pas manquer et son texte est à mettre entre toutes les mains.
Jusqu'au 20 décembre, le dimanche à 20h, le lundi et le mardi à 21h et le mercredi à 21h à la Manufacture des Abbesses, 7, rue Véron, 75 018 Paris.
A noter que le texte de Yann Reuzeau- est disponible depuis peu aux Éditions Actes-Sud Papiers .