Coup au coeur absolu pour l'adaptation éponyme du texte d'Antoine Leiris, Vous n'aurez pas ma haine (2016, Fayard), qui se joue jusqu'au 10 décembre au Théâtre du Rond Point et qui reprendra à partir du 2 mars au Théâtre de l'Oeuvre, avec un Raphaël Personnaz éblouisant de justesse et d'émotions. Notre premier conseil sera, on vous le dit d'emblée, de courir voir cette magnifique adaptation. Le deuxième... de vous équiper en mouchoirs.
La première représentation de Vous n'aurez pas ma haine, dont la mise en scène a été assurée par Benjamin Guillard, a eu lieu le 14 novembre 2017, soit deux ans après.
La pièce s'ouvre sur un décor sobre, dépouillé. Seules quelques chaises éparses et de petits oiseaux colorés en origami peuplent la scène. Un rideau immense devient l'écran sur lequel sont projetés des mots lumineux, encore plus immenses, ces mots qu'Antoine Leiris a postés sur sa page Facebook, deux jours après avoir appris l'impensable : qu'il ne verrait plus jamais Hélène, l'amour de sa vie. Qu'elle faisait partie des victimes de cette nuit noire, qui restera gravée dans nos esprits, cette nuit associée à cette prise de conscience terrible que l'horreur pouvait s'immiscer dans notre quotidien, à cette lucidité face à l'insouciance perdue. Car pour Antoine Leiris, comme pour beaucoup, ce vendredi soir commençait comme un vendredi soir comme les autres.
"Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a faits à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son cœur. Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore."
Ces mots constituaient une lettre ouverte à la liberté, un manifesto contre la barbarie, la lâcheté, le refus de céder à la haine, en même temps qu'une ode à la vie qui continue malgré tout, parce qu'on a d'autre choix que celui d'accepter et d'avancer. Antoine Leiris s'est appuyé sur sa plume pour ne pas tomber, se servant d'elle non pas comme d'une épée, mais comme le moyen d'atteindre une forme de catharsis, de résilience, mais aussi et surtout, pour transmettre un message d'espoir.
Ce vendredi-là, Antoine (Raphaël Personnaz) lit tranquillement son livre, en attendant le retour de sa femme partie à un concert. Son fils, Melvil, dort à poings fermés, de ce sommeil insouciant que nous envions tant aux enfants. La sonnerie d'un message vient interrompre sa lecture, on lui demande s'ils vont bien, s'ils sont chez eux. Puis un autre, dans lequel on lui demande s'ils sont en sécurité. Son coeur s'emballe, soudain. Il comprend que quelque chose de grave s'est produit. Il allume la télévision qui diffuse les premières images de cette longue nuit à venir. Sur le rideau, on voit successivement apparaître les mots "Attentat au Stade de France", puis "Attentat au Bataclan." Ces mots qui nous glacent, instantanément.
La panique le foudroie, n'était-ce pas là qu'Hélène était ce soir ? Non, ce n'est pas possible. Il l'appelle une fois, deux fois, mille fois. En vain. En même temps que la peur, c'est la colère qui l'envahit : celle qu'il ressent face à son impuissance, il n'a qu'une envie, c'est de sortir de chez lui, d'aller chercher Hélène, mais il est bloqué ici, il ne peut s'en aller alors que Melvil dort, à côté. Les murs se referment sur lui, l'étouffent, l'empêchent de réfléchir. Il tourne en rond tel un lion dévasté en cage, renverse des chaises sur son passage. À ces sentiments viennent s'ajouter, malgré tout, celui de l'espoir. Elle est peut-être blessée, oui, parce que ça ne peut pas être autrement. Hélène, morte ? C'est absurde. À ce moment-là, il ignore encore le dénouement du dernier acte de la tragédie qu'est devenue, en quelques minutes, sa vie.
Raphaël Personnaz est époustouflant. Je me demandais comment un comédien pouvait mettre des gestes, des mouvements, sur de tels mots, reproduire des émotions sur une telle douleur. J'avais été impressionnée par la lecture qu'en avait faite André Dussollier pour la version audio de l'ouvrage (Audiolib) et l'attendais véritablement au tournant. Il parvient à nous transmettre toutes les émotions qui le traversent pendant toute la pièce, comme s'ils les ressentaient dans sa chair. Notre coeur se serre, en voyant son impuissance, sa peur, son désarroi, sa stupeur, sa tristesse, et en écoutant la manière incroyable qu'il a de restituer les mots du journaliste.
Dans sa note d'intention, le metteur en scène Benjamin Guillard souhaitait porter à la scène les mots d'Antoine Leiris [sans] chercher le spectaculaire [...] et avec la pudeur nécessaire à ce type de parole. Il ne voulait pas que Raphaël Personnaz incarne l'auteur, mais qu'il soit le transmetteur d'un témoignage. Pourtant, Raphaël Personnaz paraît ressentir les émotions de son "personnage". Il est aussi bouleversant qu'il semble bouleversé, les larmes au bord des yeux, des sanglots dans la voix, il nous fait vivre cette nuit et les quelques jours qui l'ont suivie, avec une authenticité, une sensibilité, une pudeur et une tendresse magnifiques. Il m'a tellement touché, dès le début, que j'ai assisté à toute la pièce les yeux embués, la gorge nouée. Comme lui, j'avais envie de sortir au moment de l'annonce, de fuir, de quitter mon siège, j'étouffais, moi aussi, écrasée sous le poids de tant de malheurs, de tant d'émotions. En écrivant ces lignes, sa prestation me revient en mémoire, et à nouveau, l'envie de pleurer m'assaille. Que dire, tant c'est beau, tant c'est juste.
Le metteur en scène a eu à relever l'immense défi confié par 984 Productions, de mettre en scène un tel drame, avec une justesse de ton, une pudeur inouïe qui transparaît jusque dans les décors. Les quelques oiseaux nous rappellent Melvil - qui, même s'il est absent de la scène, est présent tout au long de la pièce -, mais aussi Hélène, même si elle est désormais absente de leur vie. Ils symbolisent aussi cette insouciance de la vie d'avant, celle de l'ignorance du danger.
Certains passages, heureusement, nous permettent de reprendre notre souffle, de respirer un grand coup, de sécher un moment nos larmes. Des moments de légereté, comme ceux où Raphaël Personnaz représente un Antoine Leiris ému et troublé devant les marques de tendresse qu'il reçoit des autres mamans de la crèche, s'organisant en branle-bas de combat pour concocter chaque jour de gigantesques petits pots à l'intention de ces deux mecs laissés tous seuls, sans maman. Des marques provenant aussi d'anonymes partageant sa souffrance, de voisins lui disant de ne pas hésiter s'il a besoin de quoi que ce soit. Ces moments où il se remémorre ses souvenirs heureux avec la femme la plus belle du monde qu'il a vue pour la première fois à un concert et qu'il n'a plus quitté jusqu'à ce jour du 13 novembre 2015, tous ces moments merveilleux passés tous les trois, que rien ni personne ne pourra enlever. On sourit et on rit à travers nos larmes.
Les sublimes intermèdes musicaux, composés par Antoine Sahler, avec Lucrèce Sassela en alternance avec Doria Berriri au piano, nous permettent aussi de mettre en pause notre chagrin et de tendre l'oreille à la beauté du monde.
Vous n'aurez pas ma haine, tous les jours à 18h30 jusqu'au 10 décembre au Théâtre du Rond Point. Puis au Théâtre de l'Oeuvre, à partir du 2 mars.
Je n'ai pas très envie de voir cette pièce, c'est peut être un peu tôt, et puis, je crois surtout que je passerai tout le spectacle à refouler les larmes.
Mais c'est très beau, et c'est une belle leçon sur l'impermanence des choses.