Vendredi Littérature : Les mouches bleues : un récit poignant et pourtant porteur d’espoir
« Dans le châlit, je tends l’oreille. J’entends la plainte des ombres faméliques. Celles de nos vies qui s’épuisent. La femme de l’escalier ne jetterait pas un regard sur l’homme affaibli et fiévreux de vingt-six ans que je suis devenu. En quatre ans (quatre ans que j’ai franchi la porte du camp), des tombereaux d’eau ont coulé sous les ponts de la Vistule à Varsovie. C’est un crève-cœur, mais je me force à l’oubli – du moins j’essaye. Sachsenhausen a aussi détruit mon passé. Et si hier et demain ne comptent pas, il reste aujourd’hui où, pour survivre, puisqu’il s’agit de ça, je n’ai que les chants d’ici. »
Parce qu’il écrit dans une revue ennemie de l’occupant, Aleksander, jeune journaliste polonais se trouve déporté au camp de concentration de Sachsenhausen. Il survivra à cinq années de tortures et de barbarie puis à la marche de la mort lors de l’évacuation des camps.
Poète dans l’âme et musicien, dans le camp il va créer des textes et inciter les autres prisonniers à lui confier, leurs plaintes, leurs douleurs et leurs espoirs.
Dôté d’une mémoire étonnante, il retiendra tous ces poèmes et toutes les mélodies composées durant leur enfer.
Devenu un « homme chanson », à sa libération, grâce à une infirmière, il transcrira près de sept cents pages, qui deviendront une des sommes les plus importante des œuvres musicales et artistiques de l’univers concentrationnaire. En se produisant ensuite sur scène, dans le monde entier pour faire entendre ces « Chants de l’enfer», il dit exécuter le testament de ces compagnons de misère.
« De mes premières recherches jusqu’au point final, trahir la mémoire des martyrisés m’a hanté. J’ai cherché à rester au plus près de la vérité. Mais le diable niche dans les détails, et la souffrance de ceux qui ont été déportés et assassinés par le régime nazi exige de ne commettre aucune erreur. Même en agissant avec prudence, j’ai pu en écrire. C’est pourquoi je prends les devants. Aux victimes de cette barbarie, à leurs familles, à ceux qui œuvrent pour que soit respectée leur histoire, j’assure que ma seule excuse est d’avoir été emporté par la vie d’Aleksander Kulisiewicz. S’il n’y avait qu’un roman que je devais écrire, c’était celui-ci. »
Récit poignant et pourtant porteur d’espoir. Ecrire sur la Shoa est toujours délicat, la frontière est fragile entre fiction et réalité.
Jean-Michel Riou, fasciné par la personnalité hors-norme d’Alex Kulisiewicz, trouve la bonne distance. Son récit sec, brutal mais chaleureux a le grand mérite de mettre en avant une incontournable personnalité du devoir de mémoire.
Un livre nécessaire.
« J’ai survécu à l’ère nazie, mais je n’ai jamais quitté le camp de concentration.» Aleksander Tytus Kulisiewicz, 07 aout 1918 Cracovie –– 12 mars 1982 Cracovie
Les mouches bleues Jean-Michel Riou: Plon, janvier 2021