Le procès à huit clos des deux France - Théâtre du Rond-Point (Paris)
Mercredi soir, 20h20. L’effervescence de la première se ressent juste dans la file de contrôle des sacs. Le brouhaha des attentes, des personnes qui racontent avoir couru pour assister à ce moment grossit de plus en plus, à mesure, que je m’approche de la salle. Autour de moi, des groupes de lycéen.nes accompagné.es par les professeur.es pressé.es de voir le tant attendu Kery James.
De son vrai nom Alix Mathurin, Kery James, fils de parents haïtiens, de la Guadeloupe à Orly, reste l’une des plus grandes voix du rap français.
Dans ses textes, il s’est toujours engagé à dénoncer depuis vingt ans le fossé qu’opposaient deux France, le «plafond de verre psychologique» pour les jeunes de banlieue, le passé colonial de la France ou à défendre les «oubliés de la République». Une manière pour l’artiste de « construire des ponts et d’humaniser l’autre » : le dialogue n’est qu’une étape.
Cinq ans après A vif, joute verbale d'une puissance infinie et elle-même présentée au Théâtre du Rond-Point en 2018, Kery James signe son retour sur les planches. A huit clos se situe dans la continuité de sa première pièce.
A vif plantait en effet le décor avec deux avocats qui s’affrontaient par leur vision de la France, autour d’un concours d’éloquence où Soulaymaan (Kery James), issue d’une banlieue parisienne, affrontait Yann (Yannick Landrein), issue d’un milieu favorisé avec une question en fond : "l’État est-il seul responsable de la situation actuelle des banlieues ?"».
A Huit Clos représente la suite de ce dialogue. : Soulaymaan Traore se décide à demander des comptes à Nicolas, un juge (Jérôme Kirscher) qui a acquitté le policier accusé du meurtre de son grand frère Demba. Déguisé en coursier, Soulayman braque le juge et le prend en otage dans son appartement épuré aux lumières tamisées.
La plume de Kery James est bien acérée, bien limé, rythmée et surtout très riche en documentation et références : deux regards, deux France se font face. Quand Souleymaan défie cette idée d’une police au service de la protection des citoyens avec l’affaire Michel Zecler, du nom de ce producteur de musique tabassé dans son propre studio, le juge lui rétorque la haine anti-flics des voyous de Viry-Châtillon en 2016 (où des policiers avaient été attaqués au cocktail Molotov).
Les termes sont posés : les violences policières existent et sont systémiques : « Quand ça n’arrive qu’une fois, c’est un drame. Quand l’histoire se répète, c’est une politique. »
Le jour de la libération du policier qui a tiré sur Nahel, ce jeune de 17 ans tué par un policier lors d’un contrôle routier fin juin, provoquant une semaine de colère en France, entendre l’histoire de Soulaymaan, parler de son frère victime de violences policières fait d’autant plus écho. Le jeune avocat aborde le parcours du garçon brisé en pleine jeunesse et Nahel est réinvisibilisé, même si on a l’impression selon lui que des Nahel, il en existera toujours : «Ce que certains ont appelé les émeutes de 2005 – et d’autres les révoltes – n’a pas empêché la mort du jeune Nahel preque vingt ans plus tard».
Kery James est magistral, Jérôme Kircher, imbattable dans la gestion de l’évolution de son personnage qui confesse son appartenance à un système rouillé.
S’immiscer dans ce sujet répond aussi à la l’obligation d’en aborder d’autres, au vu de son caractère systémique : pour ne citer qu’un exemple, le jeune avocat réfute l’idée de venir d’un quartier populaire mais plutôt d’un quartier « prolétaire » alors que le juge venant du haut de son 16ème arrondissement, pense que la méritocratie vaincra tout.
Qu’en tire-t-on ? Un instant de théâtre assez dingue. Les mots s’ajoutent comme les étapes d’un combat dont la parole n’est que l’instrument… Tout comme un concours d’éloquence tiens…
Le dialogue demeure la dernière chose dans laquelle Kery James croit, pour faire réémerger des points communs dans la société. Pour cela, il faut pousser dans les retranchements, toujours poser des questions pour reprendre.
Le seul moyen pour « t’obliger à trouver des réponses » dit-il. Le même procédé utilisé dans son film Banlieusards.
Et au fil, le théâtre politique est toujours présent dans ce huis-clos sartrien mais laisse peu à peu place à visions de la vie qui s’affrontent désormais, davantage dans le contradictoire et l’écoute. Un portrait de femme lance le ton sur l’amour entre un père et sa fille puis entre un ex-mari regrettant son ex-femme décédée subitement. Le juge file la métaphore jusqu’à appliquer l’art du kintsugi à sa vie : embellir les cassures, les blessures pour que les objets deviennent plus solides qu’avant… Face à lui, que pourra en tirer la mère de Soulaymaan et de Demba, dévastée et vidée par la mort de son aîné. Ce n’est pas entendable qu’un jour, tout sera sublimé.
Un mélange des genres s’opère : le plateau de théâtre encerclé par les caméras, qui font parler d’elles-mêmes au vu du sujet, la vidéo donne un aspect de thriller politique et permet aux acteurs de ne pas se fier à la bienséance théâtrale qui veut que le dos soit proscris. Et la pièce reste chapitré comme un livre.
La pièce s’achève, nous laissant, nous public, tristes, submergés par une vague de colère et de soulagement que ce sujet soit présent au théâtre, car nous ne pouvons plus détourner le regard. La salle est unanime : applaudir la prise de parole et les « bravo » ne sont que le fin mot de la fin pour résumer ce moment plein de force.
Huit Clos
Écrit par Kery James
Mis en scène par Marc Lainé
Jusqu'au 3 décembre 2023 au Théâtre du Rond-Point (Paris)
Premières dates de tournée:
- 8 décembre 2023 L’ARC, Scène Nationale du Creusot (71)
- 12 décembre 2023, Théâtre de Vénissieux (69)
- 21 décembre 2023, L’Avant Seine, Colombes (92)
- 23 et 24 janvier 2024, Radiant – Bellevue, Caluire (69)
- 26 et 27 janvier 2024, Grand Théâtre MC2, Grenoble (38)
- 30 janvier – 1er février 2024, Bonlieu Scène Nationale, Annecy (74)
- 3 février 2024, Halle Culturelle La Merise, Trappes (78)
A noter que le texte de la pièce À huis clos de Kery James est paru en librairie chez Actes sud .
Crédits photos : Simon Gosselin
Jade SAUVANET