Théâtre de la Croix Rousse : A vif, une joute verbale intense et profonde
Le spectacle "À vif" de Kery James, mis en scène par Jean-Pierre Baro, est à voir au Théâtre de la Croix-Rousse du 05 au 09 mars 2019.
On était hier soir à la seconde représentation on vous donne notre avis de suite :
En s’installant dans ce qu’on croit être une salle de spectacle, c’est en fait en salle d’audience qu’on prend place en venant voir « A vif », mise en scène par Jean Pierre Baro au théâtre de la Croix rousse .
Dès les premières minutes, le spectateur est prévenu : il sera pris à témoin, à parti et mentalement mis à l’épreuve, puisqu’il compose l’assemblée de la petite conférence du barreau de Paris qui oppose les prétendants maîtres Souleyman Traoré (interprété par Kery James) et Yann Jaraudière (Yannick Landrein).
Dès lors, les planches du théâtre et celles du tribunal se fondent volontairement et à merveille.
L’épreuve consiste à défendre, par l’affirmative pour et par la négative pour l’autre, la responsabilité de l’Etat dans la situation actuelle des banlieues. La question est d’autant moins anodine qu’elle oppose un étudiant noir vivant lui-même à Orly, et un étudiant blanc issu des beaux quartiers de Paris.
L’écueil de la récupération personnelle de la cause est inévitable : Souleyman défendant la responsabilité individuelle et collective des habitants de banlieue ne manque pas de s’ériger en modèle du noir de banlieue qui s’en sort à force de volonté, tout en accusant son adversaire de paternalisme infantilisant une population rendue dépendante et résignée.
On pourra sans doute regretter que la bataille s’engage sans que les jouteurs n’aient affuté leurs lames au même fil. En évinçant l’étape de la définition des termes du sujet donné, on frôle quelques dérives, emprunte quelques raccourcis faciles et essuie des malentendus. « L’Etat » par exemple, cache derrière sa majuscule un fourre-tout indéfini qui permet de passer insensiblement d’une entité diffuse émanant de la voix populaire, à un groupement oligarchique, complotiste et négligent.
A l’inverse, d’un accord tacite, le terme de « banlieue » est figé dans sa localisation est-parisienne ( même si une comparaison est faite à un moment avec les banlieues lyonnaises, délocalisation provinciale oblige) et dans une version san doute médiatique et catastrophique.
Ainsi, la part est belle pour les deux candidats qui s’arrangent à leur manière de ce flou linguistique : Souleyman restreint à loisir la base de son argumentaire à sa propre expérience de banlieusard, tandis que Yann cache sa méconnaissance du terrain derrière des généralités allusives.
L’un et l’autre, et avec le public-audience, sont renvoyés face à leurs préjugés. Mais la joute verbale mêle le fond et la forme, arguments et formules dans un véritable et jubilatoire exercice de style et d’esprit où chacun fantasme l’autre et son monde.
Le texte, écrit par Kery James garde d’abord l’empreinte forte de sa scansion de rappeur lorsqu’il sort de sa propre bouche.
L’effet est tout autre lorsque c’est au tour du comédien Yannick Landrein de s’en emparer. Il insuffle une autre musicalité, celle du théâtre : vibrant d’émotion, ou tranchant de certitude, il joue de variations au fil de ses doutes, de ses convictions.
Entrainés dans ce flot de paroles et d’idées, ballotés dans ces allers-retours de la pensée, on voyage dans la langue, ne distinguant plus les punch-line des formules rhétoriques, les déclarations magistrales des tirades théâtrales, au point d’en arriver à rêver d’un Kery James à la barre d’assises rappées aux sermons rimés, ce qui arrive d'ailleurs à la fin de sa plaidorie .
Le scénographe (Mathieu Lorry-Dupuy) nous emmène lui aussi dans cet imaginaire urbain de la banlieue. En toile de fond de la table à laquelle s’affronte les deux futurs avocats sont projetées les silhouettes graphiques des barres d’immeubles de quartiers populaires, images fixes ou vivantes, état de fait immuables et situation dégénérescente.Les variations de tons, de nuances et de contrastes assombrissent ses traits, et vont jusqu’à inverser sa posture : elle ne guide plus le peule par un regard encourageant jeté en arrière, mais semble au contraire lui faire face, le regarde de haut, impassible : le tableau devient « La Liberté (la France ? l’Etat ?) regardant ses banlieues brûler ».
À vif
jeudi | 07 mars | 20h | réserver |
vendredi | 08 mars | 20h | réserver |
samedi | 09 mars | 19h30 |
NB : Le texte intégral de la pièce a été publié chez ACTE sud, il fait 48 pages et permet d'avoir une trace écrite sur cette réflexion nourrie et crue qui ne peut laisser personne indifférent.