L'inconnu de la poste :Florence Aubenas sur les traces du petit criminel
"Le logement de Thomassin est au sous-sol, une sorte de cave, à laquelle on accède aussitôt après l’entrée. Il faut ensuite descendre trois marches pour pénétrer dans une pièce qu’éclaire péniblement un soupirail au ras du trottoir.Depuis sa fenêtre, la voisine du premier étage le regarde vadrouiller, faire hurler sa musique, remonter les ruelles en parlant tout seul, une canette à la main, ses cheveux bruns très courts plaqués sur la tête. Ici, personne ne fait ça. Parfois, quand la voisine cuisine, il se coule sur son palier en reniflant comme un chat. « Ça sent bon », il dit. Alors, elle lui prépare « son » assiette, c’est devenu une habitude entre eux, du riz, des patates, du poulet, des plats du Cap-Vert, son pays à elle. Avec son mari, elle est arrivée il y a trente ans pour le travail, ouvriers dans le plastique, comme tout le monde.Elle regarde Thomassin engloutir sa gamelle sous les photos de famille et les chromos éclatants des îles, où des Jésus s’arrachent le cœur de la poitrine. Au fond, elle n’est pas mécontente qu’un des locataires se révèle plus démuni qu’elle. C’est en face que se trouve la petite poste, la seconde agence de Montréal-la-Cluse."
Découvert à 16 ans par le réalisateur Jacques Doillon dans un foyer de la Ddass de Seine-Saint-Denis, promis à une brillante carrière cinématographique, après son césar du meilleur espoir en 1991 pour ce premier role dans Le petit criminel le comédien, Gérald Thomassin a rapidement sombré dans l'alcoolisme et l'héroïne, et alternait une vie de marginal avec quelques petits rôles dans des films d'auteur.
C'est après son dernier film avec Doillon, «Le Premier Venu», où il incarne un autre petit voyou, qu'il s'installera, en mai 2007, à Montréal-la-Cluse une ville jadis fertile de la Plastic Valley, entre Oyonnax et Nantua, désormais rongée par la pauvreté et la marginalité.
En 2008, Kathy, la postière du village est retrouvée assassinée à coup de couteaux. Ce n'est qu'en 2013 que Thomassin va etre accusé de ce crime et purgera trois ans de prison avant de bénéficier d'un non lieu quelques années plus tard.
Dans le village, il s’est fait des copains du même profil que lui. Quand l’enquête se précise, ça lui tombe dessus. Thomassin n'avait- il pas la tête du coupable idéal?
Ce non lieu , Gérald Thomassin n'assistera pas , l'acteur étant mystérieusement disparu en 2019 alors qu'il se rendait à Lyon au tribunal pour une confrontation qui devait l'innocenter totalement.
Florence Aubenas, grand reporter au « Monde », et auteur du génial le Quai de Ouistream reconstitue très scrupuleusement ce fait divers dans « L’Inconnu de la poste », aux éditions de l’Olivier.
De Gérald Thomassin, les habitants du village qui ont parlé à la reporter s'en souviennent comme d'un «marginal qui habitait en face du bureau de poste». Un «drogué», «client occasionnel» du bar PMU en bas de la rue,à des années lumières des paillettes du monde du 7eme art et de son césar du meilleur espoir masculin.
"Sur sa page Facebook, Thomassin vient de trouver le message d’une jeune réalisatrice. Elle cherche « un visage marqué » pour son premier film. Un copain comédien lui a parlé de Thomassin. « On voit que la vie lui est passée dessus, il ne sait pas faire semblant : il ne joue pas, il vit ses rôles. » Évidemment, c’est toujours un risque de partir sur un film avec un type pareil. Est-ce qu’il va lire le scénario ? Est-ce qu’il sera là, jour après jour, sur le tournage ? Et, au fait, est-ce qu’il ne va pas se mettre à dealer sur le plateau ?"
Prenant pour modèle les grands récits américains ( ceux Truman Capote, Norman Mailer, Tom Wolfe), Aubenas, formidable conteuse remonte le fil de ce fait divers qui serait banal sans la personnalité de son suspect numéro un, en faisant entendre les différentes voix concernées et dresse le portait d'une communauté d’hommes et de femmes qu’elle a longuement rencontrés et interrogés avec attention et empathie.
Entre la France précaire et le milieu du cinéma ( on y voit passer Béatrice Dalle, Dominique Besnehard et d'autres), l'inconnu de la poste montre une France scindée en deux.
Le livre d'Aubenas frappe les esprits grâce à son écriture au plus près de ces gens en dehors des normes au destin inéluctable.
Sans porter de jugement moral ni s'appesantir avec un pathos superflu, Florence Aubenas témoigne d'un très long travail d’enquête et donne des airs densément romanesque à un récit où tout est vrai.
L’Inconnu de la poste », de Florence Aubenas (éditions de l’Olivier, 240 pages, 19 euros). En librairie le 11 février.
"Thomassin vient de trouver le message d’une jeune réalisatrice. Elle cherche « un visage marqué » pour son 1er film. Un copain comédien lui a parlé de Thomassin. « On voit que la vie lui est passée dessus, il ne sait pas faire semblant : il ne joue pas, il vit ses rôles. » pic.twitter.com/UIC8sMGFBq
— Baz'art (@blog_bazart) February 21, 2021