Critique danse: Rosa danst Rosas, d’Anne Teresa De Kersmaeker : reprise 36 ans après sa création !
Rosa, rosae, rosam….
Les mouvements se déclinent comme les terminaisons latines. Lentement d’abord, comme pour pénétrer le corps, l’esprit, avec une certaine délectation, dans des étirements presque félins, comme un rituel de réveil qui ne voudrait pas finir. Le sol-miroir semble coller aux corps : sa surface réverbère et étire l’image des quatre danseuses qui y sont allongées et tentent de se décoller de cette couche gluante. Chaque geste devient une lutte pour s’extirper de ce magnétisme.
Dos, coudes, tête, genoux…
La récitation devient s’accélère et devient entêtante, inquiétante même. La quotidienneté se fait étrangeté à force de répétition et de démultiplication simultanée en quatre corps. Et l’étrange dérange…
C’est ce « même » qui questionne, à la vue de ces quatre interprètes qui incarnent inlassablement la même partition chorégraphique on peine à saisir comment il est possible d’être à la fois si identique et si différent ; en tout point pareil, et tout à fait unique. On cherche la faille, on attend le décalage, on guette le dérapage.
Mais le diapason est parfait, seule la particularité de chacun des corps permet la nuance des formes. Et c’est peut-être ce qui rassure et nous laisse entrer dans ce mécanisme presque trop bien huilé : le signe de l’individu au milieu de l’homogène et du conforme.
Dans le second tableau, qui convoque sur scène une collection de chaises en bois (elles aussi toutes les mêmes et toutes différentes) la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker file cette métaphore routinière d’une répétition de mouvements apparemment anodins pour la transporter vers l’imaginaire du bureau, de la salle d’attente. Les postures habituelles ainsi mises en scène deviennent des tics presque clownesques. On pense alors à un « Temps moderne » de la danse où le corps serait à la fois la machine et l’ouvrier.
La chorégraphie si bien écrite et cadencée par l’ambiance sonore parait tantôt instinctive, inconsciente, tantôt combative. Le corps, en prise avec un mouvement qui le dépasse et l’astreint, lutte contre une irrépressible agitation. Une violence sourde monte avec la vitesse des gestes et leur symbolique, tandis que la musique se fait aussi plus forte, plus tranchante. Les mains se plaquent contre les fronts, les poitrines, les flancs, et les accords tombent comme des couperets.
Au troisième tableau c’est le calme après la tempête. Un faux calme. Les chaises sagement alignées en fond de scène observent en jury la danse qui se poursuit. La musique s’apaise, plus mélodique, plus fluide, et c’est à la lumière de prendre toute son importance.
Découpant de longs couloirs horizontaux à différentes profondeurs de scène, elle dessine des sas de pas perdus rappelant les va-et-viens des espaces de séquestration ; comme prisonnières du mouvement, possédées par le geste, les danseuses semblent avoir renoncé à la lutte et accepté de se laisser mener par une ritournelle lancinante.
Soudain, l’une d’entre elles est isolée dans un rectangle de lumière, puis une autre. S’ouvre alors une fenêtre de liberté, d’expression presque libre.
Quand s’échangent des regards, des sourires, des femmes se distinguent et osent une sortie de lot. Mais c’est pour peu de temps : elles sont vite rattrapées par le carcan conscient ou inconscient, un regard réel ou présumé mais toujours réprobateur.
La force de Rosa danst Rosas n’est pas tant dans l’endurance de pousser la répétition jusqu’à l’épuisement que dans la réussite à le faire partager par tous les éléments en présence.
Volonté de la chorégraphe ou illusion de la fatigue, tandis que les interprètes frôlent la perte de contrôle, notre attention s’essouffle, le son se distend, se tord, la lumière s’amenuise…comme si la mise en scène elle-même commençait à fatiguer.
Artistes, régisseurs, spectateurs : nous sommes bel et bien tous dans le même instant et espace, présents.
Rosa danst Rosas, d’Anne Teresa De Kersmaeker
Pièce vue fin mars 2019 à la M2 Grenoble
Avec (en alternance) Laura Bachman, Léa Dubois, Anika Edström Kawaji, Yuika Hashimoto, Laura Maria Poletti, Soa Ratsifandrihana
créé par Adriana Borriello, Anne Teresa De Keersmaeker, Michèle Anne De Mey, Fumiyo Ikeda
musique originale composée par Thierry De Mey, Peter Vermeersch
musiciens Thierry De Mey, Walter Hus, Eric Sleichim, Peter Vermeersch
décor Anne Teresa De Keersmaeker
lumière Remon Fromont
costumes Rosas
production 1983-Rosas, Kaaitheater
coproduction La Monnaie, De Munt, Sadler’s Wells (London), Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
Première 6 mai 1983, Théâtre de la Balsamine (Brussels)