Grand Angle/ Le temps qui reste : Quand les jeunes romanciers italiens rêvent d'Amérique
Dans nos récentes lectures de ce premier semestre 2019 on retrouve deux premiers romans italiens qui ne cachent pas leur influence des grands romanciers américains...c’est flagrant dans la construction et le sujet, et de l'ambiance générale, avec un fond mélancolique, tout comme on aime. à Baz'art..
1/Grand Angle ; Simone Somekh ( Mercure de France)
« Cela faisait une éternité que j’avais quitté Brighton, ou du moins c’est ce qu’il me semblait, mais apparemment certaines habitudes avaient la peau dure. Quand une femme me tendait la main, il me fallait toujours quelques secondes d’hésitation qui me faisait passer pour un idiot. Pendant trop d’années, on m’avait appris à ne pas effleurer les femmes, et encore moins à leur serrer la main. »
Ezra est un adolescent vif et intelligent et il a un rêve, devenir photographe professionnel. Impossible dans la communauté juive ultra-orthodoxe de sa famille. Une communauté dans laquelle un jeune garçon ne regarde pas une fille dans les yeux.
Si pour sa Bar-mitsva ses parents lui ont offert un Nikon c’est pour immortaliser les fêtes de la communauté, certainement pas les beaux yeux de Malka Portman.
Une vie de famille sans télé ni internet ni aucun contact avec l’extérieur est-ce vraiment supportable lorsque l’on est un garçon vif, intelligent et talentueux ?
Lorsque Carmi, son meilleur ami, est banni pour homosexualité et disparait du jour au lendemain, pour Ezra c’est le signal du départ. Il sait maintenant qu’il n’a rien à attendre d’un milieu où les interdits religieux le condamnent à une vie de reclus. Il part pour Manhattan, la ville de tous les péchés, mais ne se doute pas que le chemin sera rude pour s’affranchir d’une culture qui l’a emprisonnée des années.
Récit d’apprentissage d’une maturité surprenante. Simone Somekh nous rend instantanément passionnante la naissance d’un artiste. Nous suivons l’évolution d’Ezra, ses rencontres, ses hésitations, ses peurs mais aussi ses joies et ses audaces. Le jeune homme pour devenir un adulte libre doit se débarrassé des oripeaux d’une éducation fanatique, crainte, culpabilité, honte, sans pour autant renier sa culture.
Pour le petit juif du New-Jersey c’est à Tel-Aviv, la ville qui ne dort jamais, que la vie va enfin pouvoir commencer. Somekh aime ses personnages, tient son sujet et n’a pas peur du romanesque.
Il entraine le lecteur à la manière d’un vieux routier, il y a du Philip Roth dans sa prose. Pas mal pour un jeune écrivain de vingt-cinq ans !
Grand Angle ; Simone Somekh/ Mercure de France, sortie février 2019
2/ Le temps qui reste; Marco Amerighi ( Liana Levi)
« J’ignore où ils sont à présent, et ça ne m’intéresse pas. Et pourquoi ça m’intéresserait, d’ailleurs ? Nous étions camarades de classe, les meilleurs amis, des âmes sœurs, des jumeaux séparés à la naissance. Après l’été où le Trifo a disparu nous n’étions plus rien. Il y a pourtant une chose, à leur sujet que je sais.
Où qu’ils soient maintenant, quand le soleil s’éteint à l’horizon et que l’obscurité remonte les collines comme une marée, je suis sûr que rode encore sous leurs paupières cette même image que je vois chaque soir : nous quatre, immobiles, assis sur notre banc préféré, dévorés par les flammes. »
Une petite ville du centre de l’Italie, très loin de la Toscane touristique. Une petite ville sans avenir et une jeunesse qui s’ennuie l’été. Pourquoi s’ennuyer, à l’âge où tout est encore possible et pourquoi surtout ne pas combattre la prédestination des enfants de Badiascarna?.
Non ! Sauro, le Docteur, Momo, Trifo et la belle Bea, tous les protagonistes de ce beau " le temps qui reste" ( le titre d'un des plus beaux films de François Ozon au demeurant) ne finiront pas employés dans l’usine d’engrais et de pesticide, ni dans la centrale électrique qui font vivre toute la ville.
« Qui font ivre toute la ville » n’est peut-être pas la bonne formule, les retombées délétères des poussières d’amiante de la centrale empoisonnent les ouvriers qui y travaillent.
Un été plein d’espoir tout de même, sous l’impulsion de Sauro, fan de Bowie et de Lou Reed, les cinq adolescents se préparent pour le grand concours de groupe de musique qui a lieu chaque année au quinze aout, ils répètent dans une chambre froide désaffectée de l’abattoir de la ville.
Hélas les derniers jours de la saison seront tragiques. Vingt ans plus tard Sauro est de retour et les feux mal éteins du passé ne demandent qu’à se rallumer.
Récit d’apprentissage à l’américaine, le mésothéliome pleurale pourrait remplacer le clown maléfique de « Ça » de Stephen King. Il flotte, entre les lignes de ce roman, l’amertume des rêves brisés et des promesses non-tenues.
Récit nostalgique, alternant passé et présent, le lecteur, observateur privilégié, met en place un puzzle triste et tragique.
Cette histoire intime d’une fin d’adolescence devient l’histoire des hommes oubliés d’une région sinistrée et constitue surtout le point d'orgue de ce remarquable premier roman.
Le temps qui reste, Marco Amerighi, Liana Levi, 20 €