Rencontre cinéma: Interview de Benoit Delépine, co-réalisateur du film "Effacer l'Historique"
N'en déplaise à nos followers sur Twitter qui ne parlent que du dernier Christopher Nolan : ce mercredi 26 août, il n'y a pas que "Tenet" à voir dans les salles : Gustave Kerven et Benoit Delépine sortent en effet l'excellent "Effacer l'historique "qu'on devait voir dans les salles au départ en avril après un passage triomphal à la dernière Berlinale, avant que le le Covid n'en décide autrement.
On a énormément apprécié "Effacer l'historique" (retrouver notre critique du film ici) à tel point qu'on a profité de sa présentation en avant première le samedi 22 août à Lyon au Pathé Bellecour pour passer plus d'une heure avec un de ses illustres co-réalisateurs, le papa de Groland, j'ai nommé Benoit Delepine.
L'occasion de longuement échanger avec lui bien évidemment sur les dérives de ce monde 2.0 mais aussi sur plein d'autres sujets comme les gilets jaunes, de Blanche Gardin, l'Ile Maurice, le Festival de Berlin ...et sur Viggo Mortensen! :
Baz'art : Effacer l'historique, c'est l'histoire de trois internautes lambda qui partent en guerre contre les immenses GAFA. Un peu comme dans "Louise Michel" qui voyait votre héroïne déclassée partir en guerre contre le grand patronat, non?
Benoit Delépine : Oui tout à fait, tu as raison, il y a une référence assumée à "Louise Michel," mais plus globalement, sur nos déjà 10 films que j'ai réalisé avec Gustave, on pourrait dire qu'au moins sept reprennent ce même schéma du combat à la David contre Goliath...
Mais en fait, cette obsession-là remonte même à avant nos longs métrages...
Dès qu'on a commencé à travailler ensemble pour Groland, on avait créé et réalisé une série qui s'appelle "Don Quichotte de la Revolutiòn" .
À l'époque, je jouais un Don Quichotte anarchiste sur ma vieille moto espagnole et Gustave jouait un Sancho Pança livreur de pizza. On sillonnait Paris à l’assaut des grandes multinationales jusqu'au jour où, à force de faire des conneries, Gus se faisait virer. Pour le venger, on essayait de buter le patron de la pizzeria, puis le vrai responsable, celui de la chaîne de pizzerias.
C'est un peu grâce au succès d'estime de cette série que le cinéma nous a attiré dans nos filets , donc c'est vrai qu'on a gardé une vraie prédilection pour ce schéma-là dans notre dispositif d'écriture.
Et pour "Effacer l'historique ", si nous sommes effectivement en terrain connu, il y a quand même une petite variante non négligeable : les Don Quichotte ne sont pas tous seuls, ils sont trois et cela nous permettait ainsi d'aborder de façon plus large pas mal de thématiques actuelles dont on voulait parler.
Après peut être qu’on ne va aller voir ailleurs aussi, si pour les prochains films, on sort un peu de ce schéma-là, ça ne serait pas forcément un mal (rires).
Baz'art : Et pourquoi choisir des moulins à vent numériques pour l'écriture de ce nouveau film?
Benoit Delépine : Ah disons qu'on s'est dit que tant qu'à s'attaquer à des moulins à vent, autant prendre les plus immenses possibles, ces fameux GAFA qui sont en train de broyer nos données en toute tranquillité, juste histoire d'en faire du blé, ne nous leurrons pas..
Nos trois héros, avec leurs petits soucis du quotidien, sont totalement broyés par cette machine infernale qu'est la toute-puissance du numérique mais à un moment donné, il va leur arriver à chacun d'entre eux, un évènement lié à cette toute puissance qui les poussera à agir ensemble.
Baz'art : Est ce qu’on peut dire aussi que ce film est un peu le miroir de votre propre relation au numérique?
Benoit Delépine : Oui, complètement: ce long métrage est vraiment le constat de notre propre handicap face au numérique, à Gustave et à moi.
C’est notre 10ème film avec Gustave, on forme un duo d’amis et de cinéastes, et de ce fait, on met toujours beaucoup de nos vies dans nos films.
Certains n'ont pas la main verte, nous il est évident qu'on n'a pas la main numérique si on peut dire ça comme ça (rires)..
L'ensemble des choses signalées dans le film, on les a vécu d'une façon ou d'une autre, à part peut-être la sex tape, nos dernières à nous étaient encore en format VHS je pense (rires).
Des histoires de ce genre, il y a en a plein qui nous arrivent, certaines sont dans le film ; d'autres, on aurait pu les mettre dans le film, mais on ne peut pas tout mettre non plus, il ne peut pas durer 4h30 non plus (rires).
Ce qui est certain, c'est qu'on se retrouve parfois à la limite du "nervous breakdown" juste pour des conneries terribles avec cette dématérialisation.
Baz'art : Personnellement, vous avez un exemple concret de ces dérives du numérique qui vous rendent souvent fou, selon vos dires?
Benoit Delépine : Oui bien sûr,: figure toi que je refuse farouchement de me faire livrer.
Je trouve ça aberrant au niveau environnemental qu'un type prenne sa camionnette pour me livrer une cartouche d'encre et bien cette cartouche d'encre, si je veux aller la chercher en magasin, les vendeurs vont très souvent me dire : "on l'a pas mais vous pouvez la commander sur internet," c'est quand même un monde de fou, je trouve.
Mais sinon, tu as bien dû aussi rencontrer ce genre de situations où tu dois régler un problème avec un opérateur de téléphone, tu sais que tu vas devoir poser ton après-midi, ça ne se fait pas d'un claquement de doigt. (Rires).
On n’a pas le choix, on ne peut plus dialoguer avec une personne humaine , on est obligés d'attendre une bonne heure qu'un type qui est au Maroc ou je ne sais où daigne répondre à notre problème quand il peut y répondre..
J'ai aussi très souvent des problèmes de mot de passe qui disparaissent, je dois faire des fausses manip, qui font que je ne peux retrouver mon mot de passe et là pour refaire un autre mot de passe, le serveur va me donner un truc avec 400 signes et 350 majuscules, le truc qui te rend complètement fou ( rires)..
J'essaie de tenir bon, de rester à l'ancienne, mais c'est vraiment un combat permanent de ne pas rentrer dans ce jeu-là.
Baz'art : Votre film aborde également la question des gilets jaunes puisque vous situez votre intrigue deux ans après la fin du mouvement alors que vous avez écrit le film bien avant... Vous êtes de vrais visionnaires, les Kerven/Delepine quand même, non (rires) ?
Benoit Delépine : Figure toi que c'est même plus dingue que ce que tu dis. La première version du film s'appelait le "Dodo," on l'a écrit avant le début du mouvement des gilets jaunes, et on peut dire sans fanfaronner que ça prévoyait une bonne partie de ce qui allait se passait avec les gilets jaunes.
Notre héros vivait dans le même lotissement que celui du film; il avait plein de galères et de crédits sur le dos, à un moment il pétait un cable et le déclencheur, c'était la hausse du prix du diésel de sa bagnole..
Dans la campagne charentaise où je vis, j'ai vu quelquefois des gens s'énerver à la pompe, lors de l'augmentation du prix du diésel ; je pouvais donc parfaitement imaginer que ça allait être un élément déclencheur de quelque chose.
La rébellion prévue dans ce scénario était sans doute plus radicale que celle qui s'est passée avec les gilets jaunes , un peu dans le style du film "Le Grand soir", mais ça y ressemblait énormément quand même...
Donc on était évidemment ravis que les gens se rebellent enfin, moins pour nous car ce scénar sur lequel on avait bossé depuis pas mal de temps, forcément, on n'avait plus qu'à le jeter à la poubelle.
Baz'art : Mais Pourquoi ? Faire un film sur les gilets jaunes aurait pu être une façon de montrer à tous que vous aviez justement un talent évident de visionnaire, non?
Benoit Delépine : Bah, non, vu le temps que met un film à sortir en salles, on aurait pu plutôt donner l'impression qu'on était de gros suiveurs opportunistes qui traitent d'un sujet dont tout le monde a parlé avant.
Cela allait donner une interprétation trop biaisée de notre film, sincèrement...
Donc, on a déplacé le curseur sur le sujet du numérique avec "effacer l'historique", mais en gardant quand même dans un coin de l'esprit les leçons qu'on pouvait tirer des gilets jaunes eux-même...
En s'attaquant aux GAFA, on s'est rapidement aperçus que cela n'était pas si éloigné de la problématique des gilets jaunes.
À force d'aller dans ces nouveaux services numériques censés nous faciliter la vie, on se rend compte que finalement, ça peut nous la complexifier baucoup plus et surtout faire perdre beaucoup d'emplois, et rendre l'avenir très anxiogène.
Baz'art : Vous avez quand même une vision nostalgique, presque mélancolique, du mouvement, en situant le film plusieurs temps après les gilets jaunes. C'est d'autant plus prégnant quand on le voit après le confinement et quand on s'aperçoit que le lien social que pouvait créer ce mouvement a presque totalement disparu, non?
Benoit Delépine : Oui c'est sûr. Au départ, le film devait sortir un an et demi après le début des gilets jaunes, mais finalement avec le Covid, il sort bien deux ans après, exactement comme le dit le personnage de Corine Masiero dans le film , c'est dingue quand même, quand tu y penses...
Corinne, ça l'a touché beaucoup cette scène autour du rondpoint où elle parle justement de ce mouvement avec cette pointe de nostalgie car elle a fait partie du mouvement, elle était à fond dedans.
Quand elle crie toute seule assise dans sa voiture sur le rondpoint, ça donne en effet une vraie émotion à la séquence, elle a fini cette scène totalement lessivée, en pleurs et ça apporte une belle émotion que l'on ressent je pense à la vision du film.
Baz'art : Mentionner le rôle de Corine Masiero est une bonne transition pour parler des autres acteurs du film. À ce sujet, comment avez-vous pensé à Blanche Gardin pour faire partie de ce trio magique de comédiens?
Benoit Delépine : Cela nous a semblé assez naturel qu'on lui propose ce rôle, à Blanche.
On avait vraiment été épatés par ses deux premiers spectacles, par la qualité de son écriture et de son jeu de scène, qu'il nous semblait évident qu'elle puisse tenir le rôle qu'on avait écrit en pensant à elle.
J'ai découvert seul son premier spectacle avec un pote à moi, un réalisateur qui l'avait fait tourner dans la série "Working Girl ", donc on s'était un peu parlés dans les loges mais sans plus, puis environ un an après j'ai emmené Gustave voir son second spectacle et il a flashé autant que moi sur elle.
C'est à ce moment-là qu'on est allés la voir et commencé à lui proposer une idée de film. On avait un peu peur qu'elle refuse, car elle tergiversait un peu par rapport à son propre film qu'elle devait réaliser en même temps .
Allez, on t'avoue tout : on a du faire une petite escroquerie pour avoir son accord : on lui a fait miroiter la présence de Viggo Mortensen dans un des rôles principaux, argument imparable s'il en est.
Bon, une fois qu'elle a dit oui, on s'est un peu renseignés sur Viggo Mortensen car on l'aime bien et on s'était dit que ca serait chouette qu'il joue dans un de nos films mais on a du faire machine arrière.
Même s'il parle bien français, il n’avait pas forcément les armes linguistiques pour jouer un pauvre bougre d'Arras (rires).
Enfin, Blanche n'a pas perdu au change, elle a eu Denis comme partenaire de jeu, c'est top aussi (rires)....
Baz'art : Justement, à propos de la présence de Denis Podalydès, c'est celui qui nous surprend le plus du trio, car c'est sans doute celui qu'on imagine le moins coller à votre univers…
Benoit Delépine : Ah pourtant, on l'adore, Denis, autant Gus que moi, il nous a toujours fait rire, et ce, depuis très longtemps.
On pense notamment aux films de son frère Bruno Podalydès, c’est excellent ce qu'ils ont fait à deux.
Denis,. il a un coté" Woody Allen " français, il est fragile, juste, touchant, il a un jeu d'une finesse rare, vous avez du vous en rendre compte dans notre film …
C’est quand même extraordinaire, un mec comme ça. Quand on lui a proposé le rôle, au moment de notre fameuse première version, "Le Dodo", il a dit “de toute façon, je le fais, quoi qu’il arrive”.
C’était un vrai cadeau pour nous, ça a permis de lancer le film, de rassurer les financiers, les producteurs.
Ensuite quand on a changé la version du film; qu'on a réduit son personnage et qu'il dû partager les dialogues et les scènes avec deux autres comparses, il aurait pu en prendre ombrage, au contraire, il a trouvé cela formidable, franchement, quelle crème ce type.
Baz'art : Vous avez tourné des séquences finales du film à l’île Maurice. Pourquoi l'envie de partir faire une telle virée ?
On a commencé avec Aaltra en Picardie, chez moi, dans les champs, ensuite, on a pas mal tourné dans mon autre chez moi en Charente et le but, même si on avait tourné à Paris au salon de l'agriculture, une des contrées de Gus (rires), le but ultime,’était d’arriver un jour dans la vraie terre natale de Gustave, à savoir l’île Maurice.
Ça faisait plusieurs films qu’on essayait sans y parvenir, et là, on avait cette possibilité.
Comme ce film parle de la mondialisation folle, on s’est dit que c’était enfin l’occasion d’aller jusqu’à Maurice, avec cette illumination : l’homme est le dodo de l’intelligence artificielle.
Comme le dodo, l’homme croit être le roi du monde, il pense qu'il n'a aucun prédateur sur le dos, sauf qu'il a créé l’intelligence artificielle qui est beaucoup plus puissante que lui, et aujourd’hui, on voit les prémices de ce qui va nous arriver.
C'était émouvant de tourner ces scènes chez Gustave, on ne va pas dire que ça permet de boucler la boucle car on n'a pas forcément envie que tout ça finisse (rires) ,mais on s'est dit qu'au moins on aura tourné une fois par là-bas.
Baz'art : Votre film a été récompensé à Berlin avec l'Ours d'argent..Comment vous vivez cette récupération par les grands festivals internationaux, vous qui pronez quand même un cinéma résolument anti système ... Il n'y a pas une ambivalence de votre côté?
Benoit Delépine : Ah non, on n'a aucune ambivalence de notre part avec cela...Tu sais, sans les festivals, je ne suis pas sûr du tout qu'on ferait encore du cinéma et qu'on serait là en train de se parler.
Je n'oublie pas qu'après ma premiere expérience cinéma- Michaël Kael contre la world Company- j'étais totalement blacklisté du petit monde du cinéma français (rires).
Ce n'est que parce que nos premiers films, "Aaltra" et "Avida" ont été mis en avant par un certain nombre de festivals mondiaux que j'ai pu en retourner d'autres et avoir ce qui pourrait ressembler à une certaine légitimité dans ce milieu là ..
Et puis franchement, projeter son film dans le cadre d'un grand festival comme celui là à Berlin ou alors le précédent "I Feel Good"à Locarno, c'est le présenter dans des conditions optimum qu'on ne peut pas retrouver après, cela donne une émotion incroyable au film..
Et puis pour la petite histoire personnelle, je suis un fou de l'ours, l'animal, donc forcément l'Ours de Berlin qu'on a reçu, tu peux pas savoir à quel point cela me fait plaisir de l'avoir (rires)..
Baz'art : Et pour finir ce passionnant échange, comment, Benoit, vous voyez l'évolution de ce grand cirque numérique dont vous pointez toutes les dérives dans votre film ?
Benoit Delépine : Je pense quand même qu'à un moment, tout va devenir plus fluide, voire plus facile avec par exemple des reconnaissances faciales qui remplacent tous ces mots de passe à la con, mais quand même au-delà de tout cela, ce qui me chagrine le plus c'est l'objectif final de tout ceci.
Tout est fait pour qu'on reste le plus possible chez soi à regarder des films en te faisant livrer de la bouffe chez toi...
Ben oui, il n’y a plus personne nulle part donc tout le monde est au chômage à rien faire chez soi que de bouffer et mater ta TV grand écran...
C'est une sorte d'élevage d'humains, tu as 7 milliards d'humains elevés en batterie mais tout seul chacun de son coté, avec une intelligence artificielle qui connait tous de nos gouts et qui tend à lisser tous nos aspérités.
Et cette intelligence artificielle va certainement, à un moment donné, se demander à quoi servent au final, ces "trucs" enfermés dans leurs boîtes.
Car comme le dit le personnage de Dieu joué par Bouli Lanners dans le film , " en plus, eux, on ne peut même pas les bouffer, ils ne sont pas bons" (rires)..
Propos recueillis le samedi 22 août 2020
Un grand merci à Ad Vitam et au cinéma Pathé Bellecour