Rencontre avec le grand cinéaste brésilien Kleber Mendoça Filho pour son film "Portraits fantômes"
C’est un réalisateur de dimension internationale. Il est très reconnu dans le milieu, et a été primé dans plusieurs festivals. et pourtant il épate par sa discrétion et son calme
Rencontré à Lyon la semaine passée, avant une soirée qui lui est consacrée à la Cinémathèque de Paris ce soir, le brésilien Kleber Mendoça Filho signe avec son documentaire « Portraits fantômes »un hommage très personnel au cinéma de quartier.Retrouvez notre critique ici même
Au fil d'archives et de souvenirs, il retrace l'histoire des salles de Récife, la ville qu'il n'a jamais quittée le réalisateur se fait en effet narrateur, sa voix douce et chaleureuse nous plonge dans un passé émouvant.
Dans “Portraits fantômes”, le Brésilien Kleber Mendonça Filho documente la disparition des salles et nous en parle avec intelligence et précision :
Comment est venue l'idée de Portraits fantomes ?
Kleber Mendonça Filho :C'est un film personnel fabriqué à partir de beaucoup d'images que j'ai gardé chez moi depuis tout le temps : cassettes vidéo, photos, négatifs…
Au départ, je voulais faire un documentaire sur les cinémas du centre de Recife. Mais j'ai eu peur de faire un catalogue.
Au même moment, ma famille et moi avons décidé de déménager dans un endroit plus grand et il a fallu quitter l'appartement où j'avais toujours vécu.
Quand j'ai compris que partir serait très difficile, j'ai eu l'idée d'un film sur cet endroit qui est aussi un lieu de cinéma.
C'est devenu la première partie du film, c'est un processus très étrange, un peu comme de la rétro-ingénierie.
On ne commence pas par le commencement mais on part de la fin pour aller vers le début.
Vous montrez des choses très intimes dans votre film, notamment des scènes de famille avec votre maman.De même que vous n'hésitez pas à affirmer plusieurs fois que vous aimez votre film. Bref il y a un certain sentimentalisme que vous ne montriez pas forcément dans vos longs métrages de fiction, vous etes d'accord avec ca?
Kleber Mendoça Filho : Sentimentalisme comme vous y alliez (sourires).. Mais c'est vrai qu'avec l'âge,j'ai moins envie de me dissimuler..
Il y a eu une vraie tension émotionnelle à me plonger dans ces images très personnelles et à les afficher sur grand écran,mais j'avais tres envie en parlant de ce sujet de montrer ma famille, ma mère, une femme exceptionnelle
Pareillement , comme je le dis dans le film j'ai pensé à supprimer le passage où j'affirme aimer le centre ville de Recife, et que j'ai finalement je le dis deux fois tant il est important de dire tout haut ce que je pense vraiment au plus profond de moi même...
Votre film nous rappelle qu'au Brésil comme ailleurs, plus qu'un art, le cinéma a été un mode de vie. Un lieu de rendez-vous, d'amour, d'amitiés…
Kleber Mendoça Filho : oui j'évoque notamment les photos de stars qui se vendaient sur les trottoirs, faisant de ces icônes une religion et une monnaie commune.
Et parfois, au coin de clichés ordinaires, les titres qui brillaient haut sur les marquises, nous offrent l'indice d'une année ou d'un mois, car le cinéma scandait aussi le calendrier.
Par ailleurs, la première image du film est une place avec une église, celle qui a aidé à développer cette région.
Les gens se rassemblaient à l'église pour écouter des histoires tirées de la Bible. Et ça ressemble à ce qu'est le cinéma.
On y va pour écouter et voir une histoire. Le film parle des transformations des églises en salles de cinéma et vice versa, notamment avec les évangélistes qui ont investi d'anciennes salles.
Votre film préfère la dimension intime, mélancolique au coté pamphlet et politique..On voit bien, à travers vos images la mutation que traverse le Brésil sur 60 ans, mais vous n'en profitez pas pour régler vos comptes avec les gouvernements successifs
Kleber Mendoça Filho Je ne conçois jamais la création d’un film comme quelque chose de politique.
Ce qui m’intéresse, ce sont les personnages dans mes films de fiction et même dans ce documentaire, ce sont les hommes et les femmes que je rencontre que j'ai envie de filmer, pas les faits d'actualité ou discussions politiques .
Je ne fais jamais de film politique, mais il est vrai qu'à leur manière, tous mes films reflètent tout simplement la société brésilienne.
Et pourtant on imagine que le poids de la censure quand vous étiez enfant et adolescent était important, non? ?
Kleber Mendoça Filho : En 1988, la nouvelle Constitution brésilienne a aboli l'idée de censure. Les gens l'ont interprété comme la fin de la classification des films. Soudain, le système brésilien est devenu trop indulgent : on pouvait voir Robocop ou Alien à partir de 14 ans.
Mais quand j'étais enfant, la censure était très forte. La plupart des films étaient interdits aux moins de 18 ans, c'était une manière d'éviter que les jeunes gens aient accès aux idées transgressives.
Par exemple il nous était impossible de voir Hair, qui se moquait de l'armée comme je le montre dans Portraits fantômes.,Et Le Dernier Tango à Paris le Decameron Z de Costa-Gavras ne sont arrivés qu'en 1979, avec l'amnistie et l'ouverture politique.
Orange mécanique est sorti avec des petits points noirs qui couvraient les parties génitales des personnages, c'était assez ridicule quand on y pense .
Pourquoi selon vous, le centre de Recife a-t-il commencé à mourir comme vous le montrez dans la seconde partie de votre documentaire ?
Kleber Mendoça Filho : C'était une destruction orchestrée, commencée par l'arrivée des centres commerciaux en périphérie. Le capitalisme n'ajoute pas, il soustrait.
Aujourd'hui avec le streaming, Disney+, Netflix, on nous dit que les médias physiques ne sont plus importants parce que tout est disponible, ce qui est faux.
En regardant votre ville, vous comprenez où va l'argent. C'est presque comme regarder où va l'eau.
Et quand le propriétaire d'un centre commercial possède aussi une importante société de médias, vous commencez à voir des reportages sur la violence dans le centre-ville. Tout cela crée le mythe d'un centre-ville terrible, décrépit, sale et dangereux.
En rendant hommage à Alexandre Moura, un vieux projectionniste, parlez-vous de l'expérience commune de la salle ?
Kleber Mendoça Filho : Alexandre Moura travaillait au cinéma Art Palacio. Quand je l'ai rencontré, il avait 66 ans et moi 21. On est devenus bons amis.
Et puis le cinéma a fermé. Ça a été très difficile pour lui. Il est devenu assez connu grâce aux deux documentaires que je lui ai consacrés quand j'étais étudiant.
À travers lui, je parle de l'aspect manuel du métier de projectionniste, qui tend à disparaître avec le numérique.
C'était quelqu'un de très pragmatique, pas dans la dévotion à la cinéma Paradiso ( rires), il aimait le cinéma, et la pellicule de cinéma, mais restait toujours tres distancié par rapport à cela .
Vous parlez de la disparition des cinémas à Recife au fil du temps mais en même temps, vous vous refusez au pessimisme ambiant en refusant dans votre dernière partie, d'affirmer que tous les cinémas de la ville ont disparu ..
Kleber Mendoça Filho : Par bonheur, il reste des courants contraires à cette déserfication mondiale des salles de cinéma au profit de la digitalisation numérique et des plateformes.
Si des villes comme São Paulo ont abandonné toute culture cinéphile, et d'ailleurs, même a New York, un grand cinéma comme le Paris vient de récemment plier boutique, à Recife, il reste des lieux vibrants où les spectateurs ont d’autant plus de plaisir à se retrouver qu’ils ont le sentiment de défendre une expérience commune.
Je pense au Palacio ou bien encore au São Luiz qui ont pris les locaux d'une église , les vitraux sont encore là,ainsi que le message : “Prenez soin de vous.”
J'aime l'idée que le cinéma est un lieu de sacré et de bienveillance. On a été plusieurs dans la ville à faire front commun pour que ces cinémas restent en place et cela a fonctionné, c'est plutôt encourageant .
Portraits fantômes, de Kleber Mendonça Filho, en salles le 1er novembre.
Crédit photo: Jean Luc Mége-Festival Lumière
Merci au festival Lumière et à Urban distribution pour l'interview réalisée le 18 octobre 2023 à Lyon