4211KM : un diamant brut pour ne pas oublier – Studio Marigny (Paris)
Le 24 avril 2023, en plein Théâtre de Paris où se tenait la cérémonie des Molières, la dramaturge Aïda Asgharzadeh, Molière de la meilleure autrice cette année-là pour les Poupées persanes déclarait au côté de l'humoriste Kyan Khojandi : «On se doit de soutenir la révolution iranienne actuelle». Les chemins d’Aïda et d’Aïla Navidi se sont déjà croisés : de part leur histoire et l’envie de l’investir sur scène mais surtout parce qu’Aïda a fait partie du jury du Prix Théâtre 13 Jeunes metteur·se·s en scène, le même à la suite duquel Aïla a reçu le prix du public.
De Téhéran à Paris, l’histoire que nous conte Aïla est d’autant la sienne que celle de milliers d’autres, celle d’un exil, du déracinement de la transmission d’une double culture pour en « intégrer » une autre. Aïla Navidi a ressenti la nécessité de transmettre le vécu au moment de devenir mère : « J’avais en moi cette nécessité de raconter et de laisser une trace. Certainement cette crainte que l’on a tous en tant qu’enfant, et peut-être encore plus en tant qu’exilé, de se dire que le jour où nos parents ne seront plus là, quelque chose va s’effacer. J’ai eu besoin de raconter le combat de leur vie, l’histoire de leur exil, comme un devoir de mémoire. La naissance de mon premier enfant a fait naître cette nécessité, une question d’héritage. L’idée n’était pas de raconter mon histoire mais une histoire qui me semblait être celle de beaucoup de gens, qu’ils soient iraniens ou non » confiait l’autrice à L’œil d’Olivier.
Sur la scène assez neuve du Studio Marigny, on suit Yalda, une jeune femme qui vient d’accoucher d’une petite Marjane dans une maternité parisienne. Son compagnon, arrivant au même moment que les parents de la jeune mère, annonce que leur fille a été déclarée sous son seul nom de famille parce que l’employée de la mairie « trouve que Preillat-Farhadi c’est trop long ». Yalda sort de ses gonds furieusement, expliquant à Edouard la douleur de voir son identité reniée. Cette identité est née à Paris le 9 octobre 1981 comme à 4211km de la France, quand Mina et Fereydou se rencontrent à Téhéran. Dans les années 70, ils luttent courageusement contre le Shah d’Iran puis la dictature du régime islamique. Leur Révolution leur étant spoiliée, ils doivent fuir en France avec la promesse de revenir un jour.
La jeune femme nous raconte sa propre histoire : qu’est-ce que de vivre avec une double culture ? D’apprendre à l’âge de six ans que « la religion est l’opium des peuples » ? Quelles relations à construire en dehors des cercles familiaux aussi réfugiés politiques ? Comment comprendre ses parents qui promettent même après 40 ans en France, qu’ils vont revenir dans leur pays natal ?
De ce récit d’une vérité prenante en sort des moments sombres où le tapis du plateau se démembre jusqu’à devenir les corps qui s’empilent dans la prison de Téhéran sous la répression du régime de Khomeiny. Comme des moments lumineux avec Yalda et son grand-père qui se rencontrent après 15 ans. La scénographie d’Aïla Navidi est très rythmée par l’enchaînement des tableaux soutenu par des comédien.ne.s assurant mille rôles, et l’utilisation de la vidéo et d’une bande son forte mais en même dosée pour l’émotion nous porter. Cette émotion forte qui ressort du récit est puissante d’autant par sa beauté que par la force du combat relevé grâce à des comédien.ne.s tous.tes plus exceptionnel.le.s les un.es que les autres. Il faut d’ailleurs les citer et rendre hommage : Sylvain Begert, Benjamin Brenière (découvert dans Une sale histoire), Florian Chauvet, Alexandra Moussaï, Aïla Navidi ou encore Lola Blanchard et Damien Sobieraff. Sans oublier un coup de cœur sensationnel pour Olivia Pavlou-Graham exceptionnelle en Yalda, qui enveloppe les questionnements d’être dans un entre-deux, vivant dans un pays qui lui fait sentir qu’elle doit choisir.
De cet ensemble, le fil narratif trouve sa source dans l’histoire de centaines et même plus de familles de réfugié.es, autant iranienne que originaires de tous les coins du monde. En Iran, la révolution est sanglante et continue, d’une génération à l’autre, des années 1970 à aujourd’hui, où depuis l’assassinat le 16 septembre 2022 de la jeune Mahsa Amini, arrêtée pour un voile mal ajusté, les mollahs répriment férocement le désir de liberté de la population. On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec le film de l’humoriste Kheiron Nous trois ou rien qui racontait le périple de ses parents de Téhéran à Pierrefitte dans les 93 pour fuir la répression comme évidemment penser aux Poupées Persanes d’Aïda Asghazadeh qui provoque les mêmes frissons, sous un rythme effréné. Un travail de mémoire est définitivement en cours de construction avec les productions culturelles en dehors de l’Iran. Depuis 2022, la communauté iranienne se rassemble toutes les semaines aux cris de "Femme, vie, liberté" et nourrit l'espoir d'une chute du régime à Téhéran. La révolution reste mobilisée et médiatisée grâce à la diaspora artistique notamment.
Il est beau que le théâtre se fasse ainsi mémoire, et célébration de la liberté sur les notes d’un « Bella Ciao » iranien, en ayant en mémoire les noms de centaines femmes et hommes tués après s’être dressés pour défendre un seul mouvement : Femme, Vie, Liberté.
Crédits photos : Dimitri Klockenbring
4211 KM
Écrit et mis en scène par Aïla Navidi
Avec Sylvain Begert, Benjamin Brenière, Florian Chauvet, Alexandra Moussaï, Aïla Navidi, Olivia Pavlou-Graham
Du mercredi au samedi à 20h30, samedi et dimanche à 16h
Jusqu’au 31 mars 2024
Studio Marigny (Paris 8e)
Jade SAUVANET