Critique Théâtre: UN PRINCE- SAMI BOUAJILA prince en son royaume
“Si j’ai décidé de m’aventurer dans ce récit en tant
qu’interprète et coproducteur, c’est avant tout
pour sa résonnance avec mon histoire, mes doutes
existentiels et parce qu’il me renvoie à l’une des
préoccupations premières de nombreux comédiens,
celle de mettre en jeu dans la fiction des expériences
profondes, comme il en existe dans la vie à travers
des rôles qui ne sont pas des caricatures d’êtres
humains.”
Depuis le mercredi 24 janvier 2024, la pièce UN PRINCE avec SAMI BOUAJILA fait un triomphe à la Comédie des Champs Elysées. Triomphe plus que méritée selon les retours plus qu'enthousiastes de notre duo de rédactrices pour leur premier article réalisé à quatre mains.
Pour leur première chronique à quatre mains, les deux rédactrices de Baz’art Jsvnt et Borntobealivre ont eu la chance inouïe de voir leur cœur vibrer au diapason devant cette pièce superbe, portée par un Sami Bouajila en majesté.
Après un passage au Théâtre Anthéa d’Antibes (où la pièce a été créée en juillet 2021) et au Théâtre de l’Œuvre, le Prince Bouajila a fait de la Comédie des Champs-Elysées son nouveau royaume.
Terril en la demeure
Sur un plateau pratiquement vide faisant penser à un terrain vague, un terril. Surgit alors du fond de la scène un homme vêtu de noir, au visage sali, traînant derrière lui un cadis à roulettes fait de cartons, de bric et de broc, que l’on devine renfermer l’entièreté de ses possessions. Son domicile fixe, c’est cet endroit désert, où les seuls signes de vie extérieurs sont tantôt ces aboiements, tantôt ce bruit de voiture allant à toute vitesse, tantôt ce passant à la bouche pleine d’insultes. Il en a fait son fief et le contemple, non sans fierté, depuis le haut de cet imposant terril central. Un fief dépeuplé de ses valets, car il y est seul, comme Sami Bouajila face à nous.
Sa solitude, on la ressent au plus profond de nous-mêmes, dans sa manière de se confier à un Piou-Piou imaginaire, voletant, invisible, dans une jolie cage, de s’adresser à son père comme s’il était à ses côtés, de même qu’à celle qu’il considérait comme la femme de sa vie, Jeanne. À tous ceux qui peuplaient sa vie d’avant, il parle, raconte ses beaux souvenirs, ressuscite un match de foot, une promenade parmi les arganiers, une sieste sous le soleil. De moins beaux, aussi, comme celui de la maladie du père, ouvrier immigré en France qu’un travail à l’usine a rendu malade, de cette menace de délocalisation de l’autre côté de la Méditerranée, d’où était justement parti son père - quelle ironie.
Parfois, il laisse la parole à ce père qui semblait déborder d’amour et de fierté pour son fils.
Sami Bouajila est tour à tour drôle, bouleversant, dans le rôle du père, dans le rôle du fils. Vous aurez, comme ce fut notre cas, le cœur serré à l’évocation tendre et désespérée de souvenirs heureux, semblant appartenir à un passé terriblement lointain. Il est touchant au-delà des mots.
La mise en scène de Marie-Christine Orry (avec l’aide d'Olivier Brillet) concentre la lumière sur ce personnage que le monde entier ignore. D’une scène relativement sobre ressort cette petite montagne de sable ou plutôt terril, tout se confond au vu des deux récits qui s’entrecroisent. Entrecroisement que l’on retrouve lors des flashbacks délimités par un tissu aux tons sépia, le père parle et pourtant le fils semble déjà se dessiner…
L’exil qu’il porte en lui
Le fils s’imagine entouré des longs murs blancs d’Alger autour de lui dans ce décor vide, presque néantisé. Derrière cette transmission de la mémoire du père au fils se joue aussi les mémoires des générations d’afro-descendants d’origine maghrébine dont les premières générations sont arrivées en France dans les années 70 pour des raisons autant politiques que économiques et aussitôt rejetées dès l’explosion du chômage de masse.
Les descendants portent en eux leur exil et le déclassement social à leur arrivée en France : le père gérant d’hôtel à Alger devient ouvrier à l’usine, puis le fils est désormais sans-emploi après avoir travaillé des années dans la même usine que son père. Les études l’affirment : les secondes générations connaissent toujours d’importantes difficultés pour entrer dans le marché du travail, d'autant que les descendants d’immigrés maghrébines, africaines et turques sont extrêmement vulnérables au chômage par rapport aux descendants d’Europe du Sud (Revue Population, 2006). Parler de déclassement dans cette pièce permet de toucher du doigt un autre sujet : le mal-logement. Cet homme qui erre dans la rue, habité par des phases d’amnésies que de rêveries, demeure confronté à la violence de la rue : Elle “est grande dans le monde de la rue. Il y a une lutte pour le lieu de manche et pour le lieu de vie.” pour reprendre la Fondation Abbé Pierre en 2023, qui a donné l’alerte une énième fois fin janvier dernier.
Enfin, le monticule de sable réalimente cette question des mémoires lésées de la France : le père développe une maladie suite à l’exposition forte au sable du Sahara porté par les hauts vents puis à celle de produits toxiques de l’usine près du terril de charbon.
La contamination du Sahara au césium 137 est un chapitre encore moins clos que les autres dans les mémoires de la guerre d’Algérie : le 13 février 1960, l'armée française réalisait son premier essai nucléaire Gerboise bleue dans le Sahara algérien. 17 essais nucléaires seront réalisés entre 1960 et 1966 sur les sites d’In Ekker et de Reggane. Bien que la loi Morin de 2010 prévoit une indemnisation pour les victimes des essais nucléaires français évaluée par une commission indépendante, seul un dossier algérien a pu obtenir réparation en 10 ans.
Une autrice écrivant pour un comédien
On connaissait Émilie Frèche écrivaine de romans (parmi lesquels Les amants du Lutetia ou Vivre ensemble), moins celle de textes de théâtre. Après La vie : modes d’emploi (recueil auquel elle a participé avec Karine Tuil, Véronique Olmi ou encore Delphine le Vigan) écrite à l’occasion de la troisième édition du festival Le Paris des femmes, la voici imaginant un monologue pour ce comédien, particulièrement sensible au thème de la perte de repères, de la mémoire qui fuit.
Sami Bouajila le confiait à Télérama dans une récente interview, à l’époque où il a découvert le texte, son père était atteint de la maladie d’Alzheimer : “Ce monologue me renvoyait à ce que je vivais alors, c’était comme si j’avais rendez-vous avec lui.” Il entrevoyait en ce spectacle un “exutoire salvateur”.
On connaissait Sami Bouajila sur les écrans dans Omar m’a tuer, Un fils ou encore Indigènes, moins sur les scènes de théâtre. Et quelle incroyable expérience de le voir ainsi, si proche, si réel, si vrai. Nous en sommes ressorties émues, heureuses d’avoir vécu, pour notre première expérience théâtrale commune, un si beau moment.
Rédactrices:
Jade SAUVANET
Hermine, Born to be a livre
Sami Bouajila le confiait à Télérama dans une récente interview, à l’époque où il a découvert le texte, son père était atteint de la maladie d’Alzheimer : “Ce monologue me renvoyait à ce que je vivais alors, c’était comme si j’avais rendez-vous avec lui.” Il entrevoyait en ce spectacle un “exutoire salvateur”.
« UN PRINCE » de Emilie FRECHE, mise en scène Marie-Christine ORRY
COMEDIE DES CHAMPS ELYSEES 15 avenue Montaigne, 75 008 Paris
depuis le 24 janvier 2024
du mercredi au samedi à 20h30 - matinée dimanche à 16h00
Sami BOUAJILA
Scénographie : Jean-Pierre Laporte
Costumes : Pascal Vervloet
Lumières : Zizou
Son : Richard Stradiotti
Maquillage : Emma Chicotot
© Crédit Photos : Olivier Werner