Taire : Tamara Al Saadi rend la voix aux enfants sacrifiés – Théâtre Gérard-Philippe (Saint Denis)
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Un dédale de rouge et de couleurs de sepctacteur.rices contraste avec la lourdeur du rideau, noir et rigide, qui semble se fondre d’instinct en forteresse antique. L’ampleur s’agrandit lorsqu’un soldat décide de monter la garde. La guerre n’est plus très lointaine, seul moyen de la traverser pour lui : se déhancher sur Désenchantée de Mylène Farmer. L’instant qui enlève tout le poids de la gravité et pourtant, une des rares fois où un enfant/adolescent (nous sommes face à un très jeune soldat) pourra s’exprimer durant ce spectacle. La destinée semble tracée à la craie : « Enfant : « Infans » en latin celui qui ne parle pas. » La parole des enfants ne compte pas, n’a jamais compté. Et sa protection institutionnalisée s’en retrouve lésée, telle est la visée de Tamara Al-Saadi avec Taire, sa deuxième création
Le rideau rigide laisse place à la Thèbes antique où se joue la lutte fratricide entre Étéocle, roi de Thèbes (Marie Tirmont), et Polynice (Ismaël Tiffouche Nieto), né de l’inceste et condamné à l’exil. Après une énième volonté de revenir, le siège se prépare. Leur sœur, Antigone dénonce ce combat, enfermée dans sa chambre, à la force de son mutisme. Ce dernier perturbe, agace sœur, frère et oncle car seule la loi de la cité règne en maître. Ce silence grandit lorsque son oncle, roi autoproclamé, jette le corps de Polynice aux vautours. La jeune fille luttera contre la raison d’État.
Ce même État qui prend en charge des milliers d’années plus tard, les enfants pour les protéger. Du moins sur le papier puisque la réalité est toute autre… Eden (Chloé Monteiro), née d’un viol, est confiée à l’Aide Sociale à l’Enfance. A cinq ans, elle vit dans un foyer aimer duquel elle se retrouve arrachée. Les parents s’en retrouvent déchirés de pas pouvoir l’emmener dans leur nouvelle vie. Le règlement est clair : Un enfant placé ne peut vivre à plus de 50 kilomètres de ses parents biologiques, même sans demande de leur part de voir l’enfant. Au nom d’un lien du sang, Eden est ballotée de familles d’accueil en foyers, sous une chape de culpabilisation et d’ignorance de son identité. Pas de repères pour grandir, ni de bases affectives : le sentiment de rejet grandit, comme si le sort en était jeté…
La destinée tragique traverse les époques jusqu’à nos jours. Les enfances volées d’Eden et d’Antigone s’entrecroisent dans une première partie jusqu’à ce que les liens se tissent. Le ton grave du sujet n’en est point pesant, notamment grâce à la qualité de l’écriture, textuelle et scénique. Al Saadi arrive à un équilibre du texte par la ponctuation de pointes d’humour qui démystifient le pathos tragique et une bande-son pop anachronique de nos jours. Les transitions de récits sont très fluides alors que le défi n’est pas évident, au gré des très beaux chants composés et interprété par Bachar Mar-Khalifé aux côtés d’un chœur réinventé. C’est sans compter sur une sublime scénographie mobile, complète, douce qui nous plonge dans un état d’apesanteur : quand le contraste de bleus des murs crépis du foyer fait naître une chorégraphie d’ombres, reflet des violences et des émotions enfouies fait face à une coulée de sable rouge tombant à la fois sur Etéocle et Polynice ainsi qu’Eden qui tente de crier son mal-être. Si le silence est de mise pour les enfants, le son a un rôle d’autant plus résonant qu’il nous plonge encore dans l’imaginaire de chaque scène. Une équipe de bruiteur.ses dirigée Eléonore Mallo s’accorde avec les comédien.nes pour que la parole ne soit pas l’unique vecteur de sensations.
Il faut bien entendu s’arrêter sur la troupe de comédien.nes qui est notre sens, bluffante. Mayya Sanbar nous irradie avec son Antigone, Chloé Monteiro nous emporte avec sa farouche Eden et Manon Combes nous impressionne en Créon.
La révélation Tamara Al Saadi entrecroise les vies d’Antigone et d’Eden, « filles de personne » : l’une se tait face au pouvoir arbitraire de Thèbes et l’écrasement de son identité quand la deuxième crie face aux procédures distantes de l’Aide Sociale à l’Enfance et l’héritage familial qu’on lui impose. Toutes se révoltent pour que les enfants arrêtent de se taire. Taire est la révélation d’une domination encore trop peu médiatisée, celle de l’adultisme. Elle est une forme de discrimination qui repose sur l'idée que les adultes détiennent une supériorité, perpétuée elle aussi comme la domination patriarcale par les schémas intégrées tout au long de l’enfance.
A la sortie de la salle Delphine Seyrig, les mots peinent à venir tellement que l’émotion est grande ! Le tableau sensoriel comme de jeu apparaît comme un merveille et Tamara Al-Saadi, une révélation !
Crédits photos : Christophe Raynaud de Lage
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Taire
Écrite et mise en scène par Tamara Al Saadi
Assistée à la mise en scène par Joséphine Lévy
Chorégraphiée par Sonia Al Khadir
Interprétée par Manon Combes, Ryan Larras, Mohammed Louridi, Eleonore Mallo, Bachar Mar-Khalifé, Fabio Meschini, Chloé Monteiro, Mayya Sanbar, Tatiana Spivakova, Ismaël Tifouche Nieto, Marie Tirmont, Clémentine Vignais,
2h environ
Du 26 mars au 6 avril 2025
Du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h
Théâtre Gérard Philippe - CDN de Saint-Denis
Tournée :
- du 30 sept au 4 octobre 2025 au Théâtre du Jeu de Paume - Aix-en-Provence
- 7 ou 8 octobre 2025 au Théâtre Joliette de Marseille
- le 2 décembre 2025 au Théâtre du Fil de l’eau de Pantin
- Du 25 au 27 février 2026 au Théâtre National de Bordeaux-Aquitaine
- les 1er et 2 avril 2026 à la MC2 Grenoble.
Avertissement : certaines scènes abordant des violences sexuelles peuvent heurter la sensibilité des personnes concernées