Rentrée littéraire 2020 en poche : nos 6 nouveaux coups de cœur!
Après une première sélection de nouveautés de cette rentrée littéraire 2020 version poche parue il y a un mois, on remet une petit couche avec six autres romans pour une sélection un peu plus axée thriller et romans noirs, même si les quêtes identitaires ou métaphysiques ont aussi leurs mots à dire :
1; Hervé Jourdain, tu tairas tous les secrets ( Pocket)
"Adossée à un arbre, elle s'était affaissée sous le poids de la fatigue et de son ventre. Son visage fixa un soleil rougeoyant qui se mirait sur la surface du fleuve. Au-delà, elle distingua la silhouette d'un village percé d'un clocher d'ardoises et d'un moulin sans ailes."
Quand on lit un polar écrit par un policier en activité, on se doute qu'on aura affaire à vrai polar digne de ce nom avec des enquêtes réalistes et minutieuses menues par des inspecteurs plus ou moins chevronnés et non pas des thrillers psychologiques dans lesquels les forces de l'ordre n'occupent qu'un rôle secondaire, genre que j'ai pourtant souvent tendance à préférer au premier.
Si "Tu tairas tous les secrets", polar écrit par l'ancien capitaine de police à la brigade criminelle de Paris, Hervé Jourdain, appartient logiquement à la première catégorie, force est de constater qu'il fait assurément partie du haut du panier dans le genre enquêtes minutieuse et prenantes.
Le romancier de "Femme sur écoute" a en effet pris l'option judicieuse de proposer non pas une mais deux enquêtes en parallèle : l'une officielle et l'autre officieuse dont les femmes tiennent le rôle principal.
L'une de ces deux intrigues se situe dans le méconnu et assez romanesque parc naturel des Ardennes, plantant le décor mystérieux et inquiétant de ce récit.
Une première enquête est liée à la découverte d'un corps dans la Seine. La victime sortait d'une soirée organisée par son entreprise et semble s'être noyée. Mais les enquêteurs sont persuadés qu'il s'agit d'un meurtre et vont tout faire pour le prouver et pour trouver le coupable.
En parallèle, une femme est retrouvée morte dans le parc naturel des Ardennes et elle porte sur elle un pull qui recèle des traces de l'ADN de la femme d'un des flics qui a disparue des années plutôt. Alors que Guillaume s'occupe de la morte de Paris et ne veut pas entendre parler de sa femme, ses deux collègues, Chloé et Lola vont tenter de démêler le meurtre des Ardennes pour permettre à leur chef de retrouver sa femme.
Ce thriller à double enquête est ainsi mené d'une main de maitre, et surtout, il propose un angle féministe bienvenu dans ce monde du polar toujours très testerons. Ici, Zoé Dechaume et Lola Rivière, vont enquêter en toute clandestinité, en marge l'enquête officielle et de leur hiérarchie, mettant en péril leur carrière. Deux héroïnes attachantes et téméraires qui mettront souvent leur vie en danger pour le grand plaisir des lecteurs avides de rebondissements et de frissons
Une construction qui pourrait sembler alambiquée sur le papier, mais qui s'avère parfaitement fluide et bien foutue, et forcément comme l'auteur sait de quoi il parle criantes de réalisme. Un très bon cru à recommander aux férus du genre !
2/ Un autre tambour ;William Melvin Kelley (10/18)
Le capitaine frotta la blessure graisseuse qu'il avait au front : Vous ne comprenez pas? il est leur chef. Il suffit qu'il dise un mot et nous aurons plus d'embêtement que Dieu a de fidèles. et moi j'en ai eu déjà suffisamment comme ça! Et de nouveau, il frotta sa blessure!"
William Melvin Kelley a écrit le livre : « Un autre tambour » (« A Different Drummer »), en 1962 (aux États-Unis) - a tout juste 23 ans.
Longtemps oublié, le livre a été redécouvert 55 ans plus tard par la jounaliste américaine influente Katryn Schulz qui a inspiré le bandeau de son journal « New Yorker » "Le géant oublié de la littérature américaine » "
Fort de ce slogan choc, on avait enfin eu une version publiée en France dans une version « relue et actualisé , et publié en France en grand format par les Éditions Delcourt en 2019 et en poche chez 10/18 pour cette rentrée littéraire .
Le récit raconte l''histoire de Tucker Caliban, celle de ses Ancêtres, le récit de son départ, le récit d'une bourgade dépeuplée de tous ses habitants Noirs du jour au lendemain
Une fable terrible racontée par le regard de la population blanche, d'abord amusée puis frappé d'incompréhension pour un phénomène qui la dépasse.
Un livre choc mature et profond sur un si jeune auteur.. à redécouvrir sans l'once d'une hésitation !
“Personne ne prétend que cette histoire est entièrement vraie. Ça a dû commencer comme ça, mais quelqu’un, ou des tas de gens, ont dû penser qu’ils pouvaient améliorer la vérité, et ils l’ont fait. Et c’est une bien meilleure histoire parce qu’elle est faite à moitié de mensonges. Il n’y a pas de bonnes histoires sans quelques mensonges.» William Melvin Kelley.
3/ Vik, Ragnar Jonansson( Editions Points)
"Au sous sol tout était preêt pour célébrer Noel. On avait déballé le sapin en plastique, disposé l'incontournable guirlande lumineuse et les vieilles boules décolorées héritées de sa mère. Comme chaque année, fidèle aux traditions, Oskar s'en était chargé.Ils se raccrochaient aux souvenirs du passé- la chaleur des Noels de son enfance, où tout se déroulait de manière parfaite.C'était avant que tout n'aille de travers. "
Vous voulez La vérité, rien que la vérité, toute la vérité ? Si l’Islande nous fait rêver avec ses paysages atypiques et sauvages, on n’aime pas forcément le froid. Alors j’ai trouvé une solution : la neige, les températures négatives, la glace, le vent, les terres quasi vierges, je les vis à travers les romans. Avec Vík de Ragnar Jónasson, nous voilà transportée à quelques jours de Noël dans une contrée perdue, à l’extrême nord de l’Islande, à Kálfshamarsvík.
Ce qui m’a embarqué très vite dans cette histoire c’est le romanesque du lieu : imaginez un endroit où il n’y a qu’un phare ,une maison qui surplombe la vue ( Vík en islandais) et quelques habitants.
Une jeune femme revenue après plus de 20 ans d’absence dans cette maison où sa sœur et sa mère ont trouvé la mort, est retrouvée au pied de la falaise. Thomas fait appel à l’inspecteur Ari Thór pour mener l’enquête sur ces lieux.
Les suspects ne sont pas nombreux et les lieux si isolés qu’un huit clos s’installe (et c’est ce qui fait aussi le charme de Vík ). L’enquête prend vite des allures de Cluedo ou de 10 petits nègres islandais et on en redemande !
Et puis bien-sûr il y a le plaisir de retrouver Ari Thór, qui n’est ni un superflic, ni un flic alcoolique mais un homme pris de vertige dans le phare, un homme en proie aux doutes sur sa carrière et sur son couple.
Si comme nous, ce "Vík" n’est pas le premier roman de Ragnar Jónasson que vous lisez, vous retrouverez ce personnage marqué par son passé mais qui, après un temps d’adaptation difficile, semble de plus en plus prêt à s’installer dans le Nord de l’Islande.
A cela ajoutez les traditions islandaises de Noël, l’histoire de ce coin isolé où se passe l’intrigue et des personnages qui ont tous quelque chose à cacher et vous comprendrez pourquoi le dernier livre de Ragnar Jónasson est difficile à lâcher une fois commencé. Si vous aimez la sensation d’être coupé(e) du reste du monde, foncez dans cette dernière aventure de l'inspecteur Ari Thor qui vientde paraitre en poche !
4/ Ceux que je suis Olivier Dorchamps ( Pocket )
Ce jour là, grâce à mon frère jumeau, j'ai réalisé que la plus grande honte, ce n'est pas d'avoir dit ou fait quelque chose que l'on regrette. Ce n'est pas non plus l'embarras que l'on peut ressentir pour ses parents et ses origines. Non. C'est celle que l'on éprouve pour soi même. La plus grande honte c'est avoir honte de qui l'on est."
Premier roman noyé peut être dans la rentrée littéraire de l'année passée (paru alors chez Finitudes), je ne me souviens pas avoir beaucoup vu de chroniques sur Ceux que je suis.
Pourtant l'histoire de ces trois frères, qui apprennent à la mort de leur père, que celui ci désire être enterré à Casablanca alors qu'il parlait peu du Maroc, n'allait pas à la mosquée et retournait rarement là-bas, est remplie de délicatesse et de sensibilité.
Chronique sur le deuil, Ceux que je suis dit aussi le sentiment de n'être jamais à sa place. Marwan est systématiquement moqué comme émigré lorsqu'il revient à Casa et reste l'"Arabe" en France.
"Combien de fois me demande-t-on, très gentiment, si Mansouri, c'est un nom italien ? Et quand je réponds Non, marocain, on me lance à chaque fois Aaah je me disais bien que vous n'étiez pas français. Si, je suis français. Je suis né ici. Je n'ai jamais vécu ailleurs. Mais ma gueule, oui, elle est foncée."
Ce qui m'a plu ? La plume fluide d'Olivier Dorchamps, sans acrimonie, pleine d'humour et de tendresse, ce qui n'enlève rien à la force de son propos.
"En fait je me rends compte à présent que le sentiment qui me taraudait le plus quand j'étais adolescent, ce n'était pas seulement la honte mais surtout la peur. J'avais peur qu'on me confonde avec eux. Eux qui n'ont pas d'éducation. Eux, ceux de Sidi Moumen et de Hay Hassani. Eux, mes grands-parents. Eux, mes parents."
Une fois ouvert, je n'ai plus lâché ce roman poignant sur les rapports complexes à nos origines. C'est aussi un bel hommage au père et cela m'a ému aux larmes.
5/ Degels, Julia Philips (J'ai Lu )
Maintenant après une chance durable, Valentina est rattrapée par sa propre mort. C'était une idée folle, mais n'était-elle pas vraie? Le médecin de la clinique avait dit qu'il ne pouvait pas s'en occuper. C’était un cancer. Était-ce un cancer? Si c'était un cancer ne l'aurait-il pas dit? "
Un jour du mois d’août, alors qu’elles sont parties se promener toutes seules, deux fillettes disparaissent au bord du Kamtchatka, péninsule russe quasiment inaccessible, terre sauvage et inhospitalière.
Le drame n’en finira d'avoir un impact sur les habitants de ce secteur, et notamment sur douze personnages féminins liées plus ou moins directement à l'affaire.
Oh encore un livre qui parle de disparition d'enfants ! (faudrait faire des stats mais le nombre de polars sur ce sujet est impressionnant).
Heureusement que Dégels se passe dans une région volcanique et sauvage de la Russie, la péninsule de Kamantcha sinon je ne l'aurais jamais ouvert.
Je me suis très vite rendue compte que cette disparition n'est pas traitée comme une enquête policière.
Elle est un angle choisi par la narratrice pour nous raconter la vie de dix femmes touchées chacune à leur manière par ce drame.
Ce que j'ai aimé dans Dégels ?
- La construction du roman, chaque chapitre correspondant à un nouveau mois après la disparition et chaque destin finissant par croiser ceux des autres personnages 🇷🇺
- L'ambiance liée à l'isolement de l'île et les paysages si atypiques de cette région (Julia Philips a vécu un an sur place pour écrire ce livre)
- Les portraits de ces dix femmes tiraillées entre tradition et modernité, repli et envie d'autres horizons, rêve et réalité 🇷🇺
- Le racisme, l'homophobie, le sexisme vus à travers ces destins dans une société où il était interdit de circuler librement jusqu'à l'effondrement de l'Union soviétique (contrairement à ce qu'on pourrait croire, il y a, chez certains, une nostalgie de cette époque)
Envoûtant et émouvant (en particulier le chapitre "février"), "Dégels "de Julia Philips est très superbement traduit par Heloïse Esquié.
6/ Le tour de l'oie; Erri de Luca ( Folio)
"Les mots, mon fils, n’inventent pas la réalité, qui existe de toute façon. Ils donnent à la réalité la lucidité soudaine qui lui retire son opacité naturelle et ainsi la révèle. Les mots sont l’instrument des révélations"
Tout comme Gepetto créa Pinocchio, Erri de Luca dont on a beaucoup aimé le dernier roman Impossible, s’invente dans ce roman La tour de l'oie un fils qu’il n’a jamais eu et qu’il n’aura jamais; ce qui est l'occasion pour lui d'engager un dialogue marquant, dans cette langue unique et poétique chère au grand romancier italien
"Je n’aurais pas pu t’élever, je me suffisais à peine à moi-même. J’avais une tension sombre, indéfinissable.»
Ce fils imaginaire va pousser l'écrivain dans ses retranchements, le contraindre à une réflexion sur la vie, à l’aveu de ses failles et de ses limites, à un questionnement sur la transmission.
L'occasion idéale pour l'auteur de revenir son parcours, ses parents, la mort, sa langue, Naples...Naples, l’anticonformiste, la théâtrale, l’intemporelle Naples.
Le texte est court, les phrases percutantes et brèves.
Le sensible et profond Erri De Luca nous offre sa vision du monde, de la vie et des bribes d’intimité avec en filigrane la belle métaphore donnant son titre au livre autour du jeu de l'oie et son lancer dé forcément alléatoire et cette existence en spirale ou l'on peut repasser plusieurs fois par la même case..
Très beau !