Rencontre avec le réalisateur Bruno Podalydès pour son film Les 2 Alfred
Son film, "Les 2 Alfred", devait sortir normalement dans les salles de cinéma ce mercredi 13 janvier 2021 .
Hélas, fermeture des cinéma oblige, il faudra attendre encore un peu avant de voir cette très intelligente et tres savoureuse comédiedans nos salles de cinéma.
Qu'à cela nous tienne! On a eu très envie de vous faire patienter en échangeant avec Bruno Podalydès , son créateur.
Il faut dire que ce cinéaste particulièrement brillant et intelligent n'a pas été avare de son temps pour nous faire partager sa vision du cinéma et son désir de faire des films pour parler du monde anxiogène qui nous entoure mais toujours avec poésie et humour.
"J'ai tendance à essayer de voir le bon côté de toute situation."
Baz'art : Bonjour Bruno. Avant de parler frontalement de votre excellent film, permettez moi un petit apparté sur la situation actuelle*. Est-ce que Bruno Podalydes, l’homme, arrive à avoir le même regard plein de détachement et de poésie sur la situation actuelle, où les situations absurdes et kafkaïennes se multiplient que le Bruno Podalydès cinéaste? Autrement dit, est- ce que vous parvenez à avoir le même détachement sur le monde post COVID 19 que les personnages de vos films et notamment du Arcimboldo que vous jouez dans "les 2 Alfred"?
Bruno Podalydès : Ah, j'essaie, oui, même si parfois je me force un peu, vous pouvez vous en douter (rires)...
Mais c'est vrai aussi que j'ai tendance à essayer de voir le bon côté de toute situation.
Et il y en dans le confinement, par exemple dans le fait que cela nous a quand même permis de plus nous poser, de nous couper un peu de la frénésie habituelle.
Le fait que la sortie du film soit reportée et décalée dans le temps permet d'étalonner la promotion et c'est plutôt appréciable quand on peut éviter d'enchainer les interviews comme dans un marathon comme j'ai pu le voir sur d'autres films.
Là, en l'occurrence, le fait de commencer notre entretien- je préfère le terme entretien à interview- par une question qui n''est pas directement liée au film montre bien qu'on a un peu plus le temps d'aller au fond des choses,.
Alors, évidemment que la situation sanitaire est très préoccupante, tout comme la situation des salles de cinéma, mais j'ai toujours besoin de voir le monde qui m'entoure comme un ré enchantement permanent tout en gardant les pieds sur terre ..
Et c'est peut-être un peu utopique da ma part, mais je veux encore garder à l'esprit que le monde à venir sera plein de surprises, bonnes ou moins bonnes .
Baz'art : C'est d'ailleurs ce parti pris qui fait la singularité de votre cinéma, pointer ce qui ne va pas, mais le faire sans aucune aigreur ni cynisme.... C'est tout un talent d'éviter de poser un regard réac ou passéiste sur un sujet comme l'hyper libéralisme et la déshumanisation de notre monde actuel, non?
Bruno Podalydès : Un talent, ce n'est pas à moi de le dire, mais c'est vrai que j'ai toujours fonctionné ainsi, c'est à dire essayer de mettre toujours un peu d'humour et de fantaisie dans ma vision du monde actuel.
L’humour permet d’éviter le manichéisme, car bien sûr, pour le sujet qui nous interesse, on est tous impliqués dans la dépendance aux machines, même s’il ne faut pas oublier que ce pouvoir que l’on accepte des machines fait évidemment le jeu de certains.
Alors oui, mais de façon très naturelle, dès l'écriture j'essaie d’insuffler quelques touches de "poésie" et de tendresse au cœur de toutes les situations, même celles qui pourraient sembler les plus violentes et j'essaie autant que possible de proposer au spectateur des situations dénuées de toute signe de didactisme.
Je ne veux imposer aucun message politique, ce n'est pas du tout dans ma façon de faire du cinéma, d'autres, comme les Dardenne ou Ken Loach le font très bien et sont très doués pour cela.
De mon côté, j’espère seulement que le rire ou le sourire puisse aider les spectateurs à percevoir des faits et des inquiétudes bien réels.
"c’est toujours assez drôle d’être dépossédé par un engin. "
Baz'art : Et ces situations de comique de votre film "Les 2 Alfred" sont souvent impulsées par des machines qui copient un peu les humains : les voitures autonomes boudent et ne veulent plus ouvrir leurs portes à leurs propriétaires, des petits drones en forme de parachute livrent des colis, des portables font des bisous entre eux.
Bruno Podalydès : Oui, ça part de cet état d'esprit dont on vient de parler: on peut être critique envers cette technologie à outrance, tout en s'amusant à la positiver et à mettre en avant les côtés touchant.
L'hyper connexion crée des situations aussi angoissante que terriblement irrésistibles : on prête de plus en plus d'humanité aux machines et on se comporte soi-même de plus en plus comme des machines.
Du reste, c’est toujours assez drôle d’être dépossédé par un engin. Les objets que je montre dans mon film vont finir par se détraquer, comme s’ils se rebellaient à leur manière de ces algorithmes qu'on leur impose.
Mais vous savez je n'ai rien inventé, Charlie Chaplin dans "les temps modernes" ou bien encore Jacques Tati lui-même, un cinéaste qui compte beaucoup pour moi, pointaient du doigt cette folie du monde ordinaire, cette aliénation, cette hyper dépendance aux machines.
Dans "Playtime", vous avez cette scène formidable où un type pilote un ascenseur dôté d’un tableau de bord auquel il ne comprend rien et l’ascenseur n’en fait qu’à sa tête.
Dans « Les Deux Alfred », j'ai en effet créé des situations finalement assez similaires: cette voiture autonome qui refuse de reconnaître Séverine, qui conduit toute seule, et décide unilatéralement d’aller se recharger en électricité.
Ou quand mes personnages s'échangent des données par Bluethooth, on entend des sons de bisous pour montrer que les téléphones se reconnaissent et s'embrassent entre eux, c'était quelque chose qui m'amusait beaucoup, de jouer avec tout ça...
Baz'art : À l'origine, c'était vraiment l'envie de raconter ce rapport ambigü entre l'homme et la machine qui a donné l'impulsion à ce projet?
Bruno Podalydès : Pas vraiment, non. Il faut savoir qu'au tout départ, "Les 2 Alfred " résulte d’une envie que j'ai longtemps eu en moi , celle de raconter l’histoire d’un homme obligé de cacher sa paternité pour trouver du travail.
À l’époque où j'ai commencé à écrire la première version de ce qui allait devenir bien plus tard Les 2 Alfred, , j’étais moi-même père de deux enfants en bas âge et j’avais senti que ce pouvait être un ressort de comédie assez fort.
J’imaginais cet homme en train d’extirper de sa poche un joujou de bébé en pleine réunion, de se mettre à fredonner machinalement une comptine…des situations très drôles…
Et puis Denis est devenu père à son tour et j’ai eu envie de reprendre cette idée avec lui. On a commencé à travailler ensemble, à improviser quelques scènes, et puis on a dévié vers une histoire qui ne nous correspondait plus vraiment.
J’ai donc repris le scénario tout seul dans mon coin en me concentrant sur le monde de l’entreprise, un univers qui m'intéresse bien plus au départ qu'il peut intéresser Denis...
"'Il faudrait vraiment mettre en sourdine ce charabia managérial auquel personne ne comprend rien"
Baz'art : Un monde de l'entreprise que vous connaissez bien car vous avez d'abord commencé par votre carrière de cinéaste en étant réalisateur d'entreprise...On voit bien que vous prenez un vrai plaisir à pointer les ambivalences de ce monde du travail avec son langage managérial bien à lui; où là encore, la poésie peut surgir quand on l'attend pas forcément, n'est-ce pas?
Bruno Podalydès : En effet, , j'ai commencé la réalisation en tournant pendant deux ans des films d’entreprise pour Air France et même si on me croit jamais quand je le dis, j'en garde un très bon souvenir de l'expérience ( sourires).
C'est vrai que c'est un monde que je trouve assez fascinant, notamment dans ses dérives et ses ambivalences. Par exemple, le langage managérial dont vous parlez, il faut savoir que tout notre langage quotidien en est quand même totalement imprégné. Il est encore plus prégnant dans les entreprises qui ont un rayonnement international.
Au lieu de dire : « Je te fais suivre un mail », on dit : « Je te le forwarde », à cause de la fonction forward au menu de l’ordinateur. Ou bien vous avez pas mal de gens maintenant qui claironnent qu’ils sont en « mode vacances », en mode "reset "ou en « mode travail ».
Être en "mode reset," c'est à dire avoir la capacité de formater son propre disque dur, c'est quelque chose à la fois de touchant et de très préoccupant. quand on s'y penche un peu, non?..
Comme on en parlait dans la précédente question, les machines se prennent pour des humains tandis que nous-mêmes on commence à se prendre pour des machines.
Baz'art : Mais au fond de vous, Bruno, ça vous agace pas quand même cette propension à utiliser ce genre de langage? Dans le film on n'arrive pas à décerner si l'amusement l'emporte sur l'irritation face à ce phénomène...
Bruno Podalydès : L'utilisation du franglais de manière récurrente dans le monde du travail- pas forcément dans la vie de tous les jours en revanche m'agace pas mal, je vous le concède aisément ( sourires).
Utiliser à foison ce langage technocratique qui vient des grandes écoles du commerce est une vraie plaie.
Cette tendance fâcheuse d'utiliser des mots concepts artificiels pour décrire des situations qui sont simples en apparence, est d'autant plus inquiétante que les gens qui l'utilisent ne semblent même pas en avoir conscience, ils l'ont totalement intégré en eux....
Je pense qu'il faudrait vraiment mettre en sourdine ce charabia managérial un peu robotique auquel personne, à commencer par ceux qui s’en gargarisent, ne comprend rien,
Cela étant dit, je ne pense pas que ça en prenne le pli, notamment avec le confinement et le télétravail qui a accéléré les "conf call" et autres "vidéo zoom" (sourires) .
Baz'art : Au delà de cet aspect linguistique, la vision que vous avez du monde de l'entreprise, à travers la boite que vous montrez, la fameuse « The Box », est très paradoxale... L'entreprise semble être à la fois un grand espace convivial et enfantin avec babyfoot et machine à bonbons, et même temps, elle impose une vision managériale où il faut être disponible à 100 % et cacher qu'on a soi-même des enfants pour pouvoir y travailler?
Bruno Podalydès : Tout à fait, c'était important pour moi d'insister sur ce décalage entre le fond et la forme.
En visitant un certain nombre de start-up pour les repérages du film, j’ai vraiment eu l’impression de rentrer dans le monde de Pixar ; il n’y avait pas de fontaines de bonbons mais beaucoup de baby-foot, de tables de ping-pong.
Ils sont vus comme des espaces régressifs, très infantilisants qui correspondent, me semble-t-il, à des buts de management très pensés qui peuvent remplacer le paternalisme d’autrefois.
Mais cette vision-là de ces entreprises qui consiste à faire des employés des enfants m'agace, c'est une sorte d'abstraction finalement assez puérile: on se fixe des objectifs comme dans un vulgaire jeu de société et en même temps on interdit à ses employés d'avoir des enfants.
On prend la place des enfants sans les admettre dans notre vie, voilà pourquoi je parle de paternalisme.
Je ne suis pas sûr que le postulat que je développe dans le film , qui est d'interdire de recruter quelqu'un sous prétexte qu'il a des enfants, soit légalement recevable, mais en même temps, tout le monde semble le trouver crédible car il ressemble beaucoup à ce qu'on entend ou voit un peu partout ...
Baz'art : Un mot sur un acteur étonnant qui éclate à l’écran le magicien derrière votre caméra: je pense à Yann Frisch, qui joue Aymeric, le patron de The Box- on adore ce magicien dont on avait vu un de ses derniers spectacles. Comment est-il arrivé dans cette aventure ?
Bruno Podalydès : Vous savez, même si je joue beaucoup d’un film sur l’autre avec certains acteurs comme Philippe Uchan, Isabelle Candelier, Jean Noel Brouté et d’autres, c’est un plaisir sans cesse renouvellé d’inviter dans mon " univers" de nouveaux acteurs pour élargir le cercle.
Pour le personnage d'Aymeric, le patron de The Box, je me suis demandé quels étaient les jeunes que j’admirais aujourd’hui, même ceux qui ne sont pas acteurs à la base.
Vous n'êtes pas sans savoir que j'adore la magie, j'en mets souvent dans mes films donc c'est assez naturellement que j’ai pensé à Yann dont j’aime la magie et surtout la pensée qu’il en a.
On s’est rencontrés rapidement il a joué une scène et j’ai immédiatement senti son humour et vu qu’il serait à l’aise sur un plateau. Je crois que grâce à l’aplomb et au culot que lui confère l'art de la magie, Yann possède en lui une assurance qu’il a pu reproduire devant la caméra, et je suis vraiment ravi de ce qu’il a fait du rôle pas évident au départ à jouer..
Yann a vraiment été tres conciliant : la seule chose qu’il voulait quand je lui ai proposé le rôle, c’est de ne surtout faire aucun tour de magie, dans le film et sur ce coup là, vous admettrez aisément que que j’ai tenu parole (rires) .
"C'est stimulant de repenser les choses de notre époque à l'aune de sa naïveté de notre enfance"
Baz'art : Cette passion de la magie et d'autres choses qu'on connait de vous ( votre amour pour Tintin par exemple) fait qu'on a l'impression, impression largement corroborée par ce film là, que l'esprit de l'enfance ne vous a jamais vraiment quitté, vous êtes d'accord avec cela ?
Bruno Podalydès : En effet, Je n'ai jamais effacé les traces d'enfance. Tout est là aujourd'hui en moi comme cela était il y a 50 ans, il n'y a pas vraiment eu de rupture.
Et je retrouve souvent au cinéma des sensations d'enfant, des saveurs.
Comme si ma perception du monde était plus juste quand c'était la première fois. Par exemple, le fait d'avoir jouer avec mon frère Denis dans ce film, c'est exactement comme retrouver les joies des jeux de notre enfance tous les deux, les petits spectacles familiaux que l'on faisait tous les deux devant les parents.
Et la spontanéité la légèreté, la liberté de ces jeux d’enfant n'ont pas du tout disparu. On peut jouer une scène pendant une heure sachant, qu’à l’arrivée, il n’en restera que quatre répliques.
On peut sortir des trucs énormes qui n’ont éventuellement rien à voir avec l’histoire ou qui sont totalement contradictoires avec le sens qu’on veut lui donner.
C'est quelque chose de drôle et de très stimulant de repenser les choses de notre époque à l'aune de sa naïveté de notre enfance : à mon sens, cela crée un vrai ressort de comédie et plus généralement une envie globale d'écrire et de réaliser à nouveau des films.
*L'interview a été réalisée par téléphone le 20 décembre 2021