Notre sélection des livres de poche - Fin janvier-début Février 2022
La vie mi rigolarde mi âpre d'un sans papier ivorien, les états d'ame d'une commandante d'un navire en proie à la question des migrants, un siècle d'une histoire familiale rurale. Notre sélection de la semaine au rayon livres de poches en six romans chocs et chics .
1/Black Manoo », de Gauz ( Points)
"Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’Humanité." Pas besoin d’aller sur la mer de la Tranquillité pour prononcer pareille phrase. Roissy est sur la lune, et Air France une compagnie spatiale pour tout Africain. »
Ivoirien, enrôlé de force pour se battre en Lybie, Black Manoo, de retour à Abidjan, il fait un séjour en prison puis sombre dans l’héroïne. Accumulant les dettes et menacé, il se voit contraint de quitter son pays et débarque en France dans les années 90, avec de faux papiers et plein d’espoir.
De squatts en logements précaires, il finit par louer un local à Belleville avec son amie Karol, pour en faire une épicerie de produits africains l’Ivoir Exotic, qui cache un bar clandestin dans son arrière salle, derrière la porte qui lui donne son nom, le Sans Issue.
Après Debout-payé, premier roman au beau succès, chroniques hilarante et profonde qui racontait les aventures douces-amères d’un immigré ivoirien devenu vigile à Paris, Gauz aborde Black Manoo qui raconte les joies et les déboires d’un junkie ivoirien sans papier dans le Paris des squats des années 1990-2000.
Ce roman décrit la vie d’un grand nombre de sans papiers, débarquant à Paris., vivants de petits boulots au noir et mélangeant leurs coutumes ethniques aux mœurs parisiennes.
Squat, communauté, arnaque, petits boulots, tout y passe pour survivre : le regard humain de Gauz fait vivre des personnages tout en couleurs et en contraste dans un climat où l'on ressent une pointe de nostalgie pour un Paris populaire où prolétaires, militants et migrants se côtoient et souvent s’entraident.
On retrouve avec bonheur la patte Gauz qu'on aime bien depuis Debout payé et Camarade papa, ce style inventif et pédagogique pour un récit très chaleureux
2/Histoire d'un fils; Marie Hélène Lafon ( Folio)
" Dans ses tribus paysannes, les rejetons mâles de la troisième génération partaient faire leur droit, ou leur médecine, à Paris. Paul suivrait le mouvement et les injonctions paternelles. Il voudrait avant tout s' inventer une place sous le soleil de la capitale et porter haut le nom de la lignée. Le vieux pays serait trop petit pour lui, trop lent, trop usé ; la longue saignée de la guerre avait raboté les villages, laissant les familles exsangues et résignées, confites dans des deuils innombrables voués à ne pas finir. Paul Lachalme voudrait vivre et briller, tout avoir et jouir des beaux fruits ; il ne finirait pas en notaire de province, garni d' enfants, paterne et bedonnant. "
Premier roman et récit plein de pudeur et de sensibilité qui dit mine de rien beaucoup de choses sur les "gens de peu".
A travers le monologue d'un père, qui élève ses deux garçons depuis la mort soudaine de sa femme dans une région à l'Est de France particulièrement désoeuvrée, c'est toute une réflexion passionnante et juste sur sur la transmission des valeurs familiales qui se met en place.
L'un des deux fils de la famille, l'aîné, va prendre un chemin totalement antinomique aux valeurs inculquées par son paternel, ouvrirer à la SNCF très engagé à gauche.
Le choix politique discordant de ce fils et les conséquences des actes découlant de ce choix - sans spoiler les rebondissements de l'intrigue- vont alors totalement bouleverser l'équilibre de la famille .
Saga familiale couvant plusieurs années en moins de 250 pages, Ce qu'il faut de nuit fait beaucoup penser au roman Leurs enfants après eux, le Goncourt 2018 de Nicolas Mathieu, d'une part, car il se déroule dans le même coin de la France et d'autre part parce qu'il parle d'un monde que l'on voit peu et qu'à travers ce monde, il nous interroge sur la transmission des valeurs dans une société en pleine déshérence.
Mais la plume de Laurent Petitmangin est sans doute moins acide et moins revancharde que celle de Nicolas Mathieu. Elle touche par sa tendresse et la chaleur qui émane de ses personnages souvent bloqués par les non dits et les tabous.
Ce qu'il faut de nuit montre notamment bien comment un père n'arrive pas à trouver les mots pour parler à ses enfants et à quel point les choix que l'on fait ont une incidénce sur toute une vie et une famille.
Subtilement, Laurent Petitmangin questionne le lecteur sur ses propres choix dans ce récit aussi sincère que touchant et profond.
4/ Le palais des orties; Marie Nimier (Folio)
« Quand on sent qu’on dérange, on ne s’accroche à rien ou plutôt, en vous, rien ne s’accroche - c’est à ce prix que l’enfance devient supportable. »
.Loin des grosses entreprises agricoles qui diversifient leur productions et surfent sur des cultures très affriolantes, Simon et Nora cultivent une seule plante et pas forcément la plus sexy ...
Car finalement, malgré ses épines, cette plante peut avoir des effets dans divers domaines que ce soient - cosmétique, horticulture, cuisine,..- et la ferme familiale de devenir alors un vaste champs d’expérimentation permettant au couple et à leurs deux enfants de vivre de la permaculture que tous les confinés du moment souhaitent ardemment .
Tout se passerait dans le meilleur des mondes si une sublime jeune femme, Fred, amenée à donner un coup de main bénévole à la ferme dans le cadre du fameux Woofing, pratique très à la mode, n'allait venir troubler tous les membres de la ferme, et surtout Nora, la narratrice du roman de Marie Minier qui voit tous ses repères s'écrouler devant cette jeune femme aussi libre qu'effrontée, mytérieuse et terriblement séductrice et séduisante.
Même si le décor et la culture de l'ortie a son importance, c'est vraiment une histoire de trouble et de passion que Marie Nimier nous raconte dans son excellent dernier roman.
Mais bien loin de la romance vaguement gnangnan, Marie Nimier insuffle à son récit une liberté de ton et une sensualité dans son texte dont le mélange d'insolence et de drolerie séduit largement.
On pense forcément au jeune garçon du Théorème de Pasolini avec l'irruption de cette jeune fille, à la beauté du diable qui va faire chavirer tous les membres de cette famille en apparence soudée autour de la culture de l'ortie .
Marie Nimier nous peint la confusion des sens et des sentiments, d’une écriture où chaque mot est particulièrement bien pensé et où derrière la dérision et la finesse de la plume, se loge la sensibilité et la folie de la passion à un moment où on ne l'attendait plus du tout.
Et en filigrane, le parallèle entre le désir et l’ortie qui nous démange lorsqu’on s’y frotte d’un peu trop près est particulièrement pertinent et original ...
5.Pia Klemp; Les vivants les morts et les marins (10.18)
« Une journée et une nuit passent. Nous remplissons les heures interminables de solidarité et d’amitié. L’univers affiche une indifférence perfide face à la précarité de notre situation et de la leur. "
On se souvient qu’en 2019, Pia Klemp, capitaine allemande de plusieurs navires de sauvetage de migrants, avait défrayé la chronique judiciaire un peu malgré elle en étant accusée par la justice italienne de "suspicion d'aide et de complicité à l'immigration illégale", posant ainsi la question de la judiciarisation du sauvetage des migrants.
Il faut dire que cette activiste allemande, au caractère et convictions bien affirmés, a sauvé de la noyade plus d’un millier de migrants, égarés en Méditerranée par des passeurs sans scrupule.
Tout cela, elle le raconte sous le prisme de la fiction, dans son premier livre , Les vivants les morts et les marins Un livre dont le titre paraphrase évidemment la fameuse citation d’Aristote « Il y a trois sortes d'hommes : les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer ».
Sur ce sujet ô combien d’actualité, le sauvetage des migrants en Méditerranée, Pia KLEMP, qui met en scène un personnage de capitaine de bateau qui lui ressemble énormément, livre un roman humaniste qui est totalement fidèle à ses valeurs et son engagement, porté par une langue puissante et révoltée .
Modifiant quelques situations à ce qu’elle a réellement traversé et créant des personnages de fiction, Pia Klemp montre aussi à quel point l’aspect roman permet ainsi d’entrer en empathie avec le destin de ces hommes et femmes qui font des milliers de kilomètres à la nage pour fuir leur quotidien et d’éveiller les consciences plus fortement qu’avec une simple news sensationnaliste des infos.
Un roman entre le récit et la fiction salutaire qui permet de mettre un coup de projecteur sur ce personnage atypique et indispensable qu’est Pia Klemp.
6.Arène Négar Djavadi-- Liana Levi- Piccolo
"La riposte argumentée d'Ariane avait bien entendu ruiné le mince espoir de Benjamin. Ratera t- il les matches de foot de son enfant? Biaisera t -il avec lui commme il biaise avec les autres? Il aurait aimé lever le menton et répondre non? Mais il était trop lucide pour ne pas se laiser gagner par des tourbillons d'angoisse.. "
Désorientale, le premier roman de l’auteure Négar Djavadi, fresque flamboyante et épique retracant l'histoire tumultueuse de l’Iran au XXème siècle, avait connut un très beau succès à sa sortie il ya quelques années .
Gageons qu'il en soit de même avec cette nouvelle fresque qui se déroule ce coup ci plus proche de chez nous dans l'Est Parisien - dans un quartier cependant fictif situé entre Barbès et le Canal Saint Martin.
Comment un petit grain de sable peut tout faire basculer à l'heure de la viralité des réseaux sociaux. 48 heures d'une vie parisienne prompt au chaos et au buzz.
Tous les personnages d'Arène semblent perdre pied dans ce monde qui court certes trop vite, mais qui court jusqu'où exactement?
L'écriture vive, alerte et ce regard aiguisé sur la société contemporaine obnubilée, par le régne tout puissant de l'image qui a sans doute remplacé le culte du fric des années 80/90 .
On a pas mal d'éléments d'un roman noir, entre meurtre, chasse à l'homme, enquête policier, chronique d'un déréglement social, mais l'ambition de Djavadi est autre.
La plume, vibrante et intense de Négard Djavadi en fait en effet un portrait essentiel de notre monde moderne, qui frappe par sa lucidité et son pessimisme ambiant .