Chez nous sort le 22 février, soit quelques semaines avant le premier tour des élections présidentielles, cette date de sortie avait son importance à vos yeux ?
Lucas Belvaux : Ah oui, je tenais vraiment à ce que le film sorte pendant les élections présidentielles, pour qu’on puisse participer au débat...
Si on sortait après les élections, le film aurait perdu de sa force, j'en suis sûr, ça n'avait pas eu de sens.
Que pensez-vous de ces aberrantes réactions, à savoir celles des membres du Front National, particulièrement virulent envers un film qu’ils n’ont pas vu?
Lucas Belvaux : C'est aberrant pour nous qui sommes démocrates et qui allons au cinéma.
Pour eux, ça ne l'est pas, il faut qu'ils disent aux militants et aux électeurs de ne pas avoir vu le film quoiqu'il arrive parce que ça sera forcément une vision horrible de leur parti. On voit que leur message est repris sur Internet avec des termes encore bien plus violentes, notamment une dimension antisémite, de commentaires sur le film vraiment odieux
Cela fait partie d'une stratégie bien établie d'un tir de barrages.je n'ai rien précisemment à leur répondre à ces gens là, le film parle pour moi, il est ce qu'il est, il dit ce qu'il a dire et je n'ai rien de plus à rajouter.
Ce sont vraiment les spectateurs qui m'intéressent... Pour l'instant ( date de l'itw au 25 janvier), toutes les projections se sont bien passées, mais c'était pour l'instant que projections devant des professionnels, on va voir ce que cela donne avec les " vrais spectateurs", c'est maintenant que le film m'échappe un petit peu..
Est-ce que cela fait longtemps que vous avez envie de faire ce film sur ce thème-là?
Lucas Belvaux : En fait, j'en ai eu envie depuis le tournage du film précédent, "Pas son genre."
L’idée est venue car on tournait à Arras l'histoire d’une coiffeuse , un personnage que j’aimais beaucoup, pour lequel j’avais énormément d’affection. On était en période électorale, et les sondages donnaient le FN à près de 35-40% dans la région.
On tournait avec 200 figurants de la région, tous des gens sympathiques et agréables, autant que ce personnage principal de ce film, et je me suis dit que que dans ces 200 figurants de la région, théoriquement 3 sur 10 au moins votait pour ce parti-là. Je me suis donc pris un jour à penser que cette sympathique coiffeuse de mon film pouvait voter aussi pour ce parti, et du coup tenter de connaitre son cheminement intérieur.
À partir de cette base là le film s’est imposé de lui-même, et Emilie Dequenne était forcément l'actrice idoine pour reprendre ce rôle, même si le personnage est évidemment différent de celui de Pas son genre .
Mais votre objectif initial c’était quand même d’élever le débat sur cette question ?
Lucas Belvaux : Élever le débat, pas forcément, mais tenter d’apporter un éclairage différent, oui, j'aimerais bien.
En fait il n’y a pas vraiment de débat sur ce sujet. On est plutôt dans un discours assez vindicatif depuis 30 ans, pas forcément faux, mais trop théorique ,et surtout trop banalisé pour en conserver du sens et être entend able.
Tout ce qui sort dans la presse sur le sujet, même des articles de fond parfois assez inouïs, ne semble pas avoir d’impact sur le vote des électeurs. Du coup, on se dit qu’il faut changer à un moment de point de vue et cela pour moi ne peut que passer par la fiction, à la manière de ce qu’on fait d’autres cinéastes à d’autres époques, sur des sujets plus ou moins proches
Le cinéma peut être à la fois politique, sociétal et populaire et pour moi la fiction est très utile. Personnellement, j’ai appris beaucoup plus sur moi-même et sur mon « rapport au monde » par la fiction que par la théorie. Plus concrètement, les films de John Ford m’ont plus construit que la lecture de Marx que je n’ai du reste pas beaucoup lu (sourires) …
Donc l’idée du film c’est vraiment ça, savoir comment on parle de notre société actuelle de façon différente, en étant moins dans la réaction, dans l’immédiateté.
Pour écrire votre film, vous êtes partis d’un épatant roman de Jérôme Leroy qu'on a lu et chroniqué. Cependant, par rapport à vos précédentes adaptations (Pas son genre ou 38 témoins) vous vous éloignez considérablement de l’histoire de départ. Pour quelles raisons ?
Lucas Belvaux : Oui, ce sujet a trouvé une première formalisation à travers ce roman remarquable de Jérôme Leroy, intitulé "Le Bloc", mais son adaptation stricte m’a paru assez impossible et si j’ai gardé le nom des personnages par exemple c’est plus en hommage à Jérôme qu’autre chose
Ce que m’a apporté le roman, c’est qu’il m’a débloqué sur la forme : cette approche-là, cette distance en changeant les noms des partis et des politiciens était le bon axe.
En plus, Jérôme connaissait très bien le sujet de l’extrême droite française, il en connait. Presque intimement, je pourrais dire les rouages, et en plus, cerise sur le gâteau, il vit dans le Nord, donc il était essentiel comme « conseiller technique » du film.
Et c’était important pour vous que le film se déroule dans le Nord justement ?
Lucas Belvaux : Oui, car c’est ce vote-là qui m’interpelle. Ce n’est pas le FN du Sud, plus proche d’une idéologie originelle du FN, qui m’intéresse vraiment.
Avec le vote FN du Nord, on est plus dans une approche populaire, celle des ouvriers qui votent contre leurs propres intérêts, ce qui est à mon sens dérangeant et étonnant, j’avais envie de parler de cette erreur qui se répète.
Ce parti-là possède un « talent » évident pour manipuler les idées et les principes, pomper la substance idéologique de ses adversaires, il est quand même passé, en tout juste 20 ans d’une sorte de thatchérisme revendiqué à un national-socialisme, et ce changement de cap radical était forcément passionnant à analyser.
Les partis populistes fonctionnent tous sur l’exploitation de la colère, du ressentiment, et leur stratégie est de toujours de souffler sur les braises, de faire monter la colère pour que cela leur soit profitable : plus on est dans la colère, moins on réfléchit et plus on est dans la pulsion, ce qui leur permet d'ailleurs d’agréger autour d’eux des gens qui n’ont rien à voir ensemble...
Ce qui est formidable dans votre film, c'est à quel point vous arrivez à décrire ces personnages là sans manichéisme en suscitant une sorte d'empathie chez le spectateur, ce qui n'est pas forcément gagné au départ..C'était compliqué pour vous d'arriver à cette finesse d'écriture là?
Lucas Belvaux : En fait je n'ai pas eu de difficulté à ce niveau là.. de manière générale, je n'ai pas de mépris pour les gens.. je considère qu'en tant qu'être humain les gens ont droit à un minimum d'intéret et j'espère que cela se voit dans mes fictions..
Je n'ai pas envie de caricaturer, et à partir du moment où la frange la plus extrême de ces gens là ( les néo nazis) qui est pour le coup manicheenne et caricaturale ne m'interesse pas du tout car il y a rien à en tirer,j'ai envie d'écrire sur ce "ventre mou idéologique" des électeurs qui votent parfois pour eux, qui peuvent basculer à tout moment et qui réagissent à un discours auquel je pourrais adhérer aussi..
Il leur manque juste à mon sens un recul historique, idéologique, mais en même temps ce qui est sur c'est quand on est les 2 pieds dans la mer...
On réfléchit moins que lorsqu'on vit dans des conditions plus aisées pour mettre les choses en perspective.. le temps de réflexion politique et sociétal n'est pas le même que celui de l'individu confronté à ses difficultés : quand on a faim, on a faim et il faut régler les problèmes de suite et la réflexion intellectuelle passe forcément au second plan...
Ce que j'essaie de faire avec ce film précisemment , c’est d’être avec le personnage, d’essayer de se mettre à sa place, de partager son point de vue, pour essayer de comprendre son cheminement.
Comprendre une démarche, ce n’est pas la partager ni l’excuser. Je veux que le spectateur soit libre de penser ce qu’il veut et laisser assez de liberté au spectateur pour qu’il puisse développer son propre point de vue.
C'est cela que j'ai cherché à mettre en forme: comment on parle de cette colère immédiate, et comment elle peut déraper. et comment on a pu laisser un discours aussi nauséabond se répandre dans les médias...
Je pense aux discours inouis sur l'identité nationale qui fleurissent depuis quelques années, alors que pour moi, ce sont des sujets dont on devrait se foutre totalement, c'est quelque chose de personnel, chacun devrait vivre son identité, une identité d'ailleurs forcément multiple et mouvantes...
Que nous les démocrates ou tous ceux qui s'en revendique, on n'a pas réussi à endiguer ce discours, je trouve cela invraisemblable, et je me dis que peut-être la fiction peut amener un peu d'apaisement dans le débat..
Est ce qu'on sort totalement indemne d'un tel film, d'une telle plongée dans une rhétorique et un environnement si particulier?
Lucas Belvaux : Oui j'espère que j'en suis sorti indemne ( sourires) , même si je reconnais que tenir à bout de bras un tel film pendant 2 ans est un peu dur à porter, surtout que mon film ne parle pas que de l'extrême droite parlementaire mais aussi de la nébuleuse tout autour et on le voit avec toutes les réactions liées à la bande annonce du film, tout cela est d'une violence inouie, d'un racisme et d'un antisémitisme incontestable et forcément même en essayant d'être détaché, tout cela remue forcément...
'Chez nous': interview de Lucas Belvaux