Rencontre avec Iciar Bollain pour son film " L'affaire Nevenka"
Dans les salles françaises depuis hier, mercredi 6 novembre, L'Affaire Nevenka expose un célèbre cas du mouvement #MeToo en Espagne, ou #YoTambién, ayant abouti à la première condamnation d'un homme politique du pays pour harcèlement sexuel.
Des années avant l’apparition du mouvement #MeToo, en 2001, Nevenka Fernández, une jeune conseillère municipale à Ponferrada (Espagne), a dénoncé le harcèlement de son supérieur, Ismael Álvarez, maire et figure importante du Parti populaire (PP). Embauchée en 1999 pour ses compétences en économie, la jeune femme d'alors 25 ans est rapidement devenue la protégée de l’édile, avec lequel elle a entamé une relation de quelques mois. Lorsqu’elle y a mis un terme, l’élu, face au refus de ses avances, a commencé à la harceler, basculant vers une emprise psychologique, dans un milieu où le silence est imposé par le pouvoir en place.
Aujourd’hui, l’affaire Nevenka Fernández continue d’alimenter la réflexion sur le harcèlement en milieu professionnel, politique et de pouvoir, entre autres à travers une série documentaire produite en 2021 sur Netflix, un livre paru en 2006 et désormais un film réalisé avec la formidable Mireia Oriol dans le rôle de l’héroïne, qui dépeint avec force et précision les faits.
Nous avons rencontré la réalisatrice Icíar Bollaín, à l'occasion du dernier Festival Lumière pour revenir sur l'impact de l'affaire en Espagne.
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Commençons, une fois n'est pas coutume, sur la fin du film. Il y a au générique un encart sur lequel il est écrit que Nevenka a dû quitter le pays après le procès. Est-ce que cela veut dire qu’elle a subi des pressions de la part des gens en Espagne pour quitter le pays?
Iciar Bollain
C'est tout à fait ça.. il y a eu une telle onde de choc après le procès qu'elle en a forcément pâti. En gros, Nevenka ne pouvait pas rester en Espagne parce qu’elle n’avait pas de travail.
Donc, après le procès, en 2001 elle a commencé à chercher du travail, avec son prénom qui était tellement reconnaissable.
Il faut dire qu'il n’y a personne d’autre en Espagne qui s’appelle Nevenka.Fernandez ( (sourires) . Donc, chaque fois qu’elle a donné dans un entretien d'embauche son patronyme cela ne pouvait être que elle, et l'entreprise devait penser un truc de ce genre : " impossible de l'embaucher, je ne veux pas d’un fauteur de troubles dans ma compagnie" .
Même si elle a gagné ce procès son image n'était pas bonne : elle est apparue comme une jeune femme trop ambitieuse dont il fallait se méfier. Personne ne lui faisait confiance, personne ne la voulait vraiment, dans les lieux de travail, et même à Zara, ils ne l'ont pas engagé. En même temps, elle n'allait pas travailler comme vendeuse de fringues.
Elle était comptable. Elle était très bonne dans son travail. Donc, elle ne pouvait tout simplement pas travailler.
Hors de la sphère professionnelle en Espagne, elle ne pouvait pas avoir une vraie vie libre, parce qu’on la reconnaissait dans les bars, mais généralement les gens étaient gentils avec elle.
Donc, ce n’était pas une pression particulière, mais c’était juste le fait qu’elle ne pouvait pas faire sa vie professionnelle en Espagne.
Dans quel pays est-elle allée?
Elle est partie en Irlande. Plus exactement à Dublin, et elle a commencé, de très bas, et elle est maintenant l’une des cadres d’Airbus, la compagnie d'aviation française. Elle a étudié les finances la bas et est maintenant comptable agréée.
Elle est vérificatrice et elle est très haut placée dans l'organigramme (sourires)
Du coup, elle n'a plus jamais travaillé dans le monde politique?
Iciar Bollain :
Je ne pense pas qu’elle aimait vraiment la politique. Je pense qu’elle a probablement-, pour autant qu’elle nous l’ait dit,- une conception très idéalisée de la politique.
Elle l'aurait peut être conservée longtemps, sans son harcèlement.
Elle avait une haute idée de servir le public mais ne savait rien ou presque des questions de lutte de pouvoirs, et ça, forcément, elle ne l’a pas beaucoup aimé.
Vous êtes-vous rencontrés plusieurs fois pour écrire ce scénario ?
Iciar Bollain :
Oui, Nevenka était très ouverte à ces échanges; très généreuse.
Une fois qu’elle a décidé d'accepter de collaborer avec moi sur ce projet, elle a été très facile d’accès.
Après c'était des rencontres plus virtuelles que physiques : , Isa Campo, ma co scénariste, vivait alors à Gérone, dans le nord de la Catalogne, je vivais moi à Édimbourg avec Paul ( NDLR Paul Laverty, son compagnon et illustre scénariste de Ken Loach) , et Nevenka est en Irlande, nous avons fait la plupart de nos réunions en visio, mais cette dernière était toujours là pour nous.
Donc tant que nous écrivions et lors de nos voyages à Ponferrad,a la ville où tout s’est passé pour interroger les gens proches de l'affaire, nous avons toujours pu revenir à elle, passer en revue ce qu’elle nous a déjà dit d’un point de vue différent...
Elle était donc toujours là pour nous à tout moment. C’était vraiment quelque chose de fantastique, cette collaboration tant elle nous a facilité le travail.
Est ce que la comédienne Mireia Oreol , qui incarne Nevenka a pu la rencontrer avant le tournage? Ou teniez vous à séparer le personnage du vrai modèle?
Iciar Bollain :
Mireia, je lui ai dit dès le début qu'il y avait une chose que je voulais pas dans son jeu, c'était l'imitation. Je trouvais vraiment plus intéressant qu’elle trouve le personnage en elle-même.
En fait, ce que j'ai voulu lui faire comprendre en lui disant cela, c'est que cette histoire raconte pas uniquement celle ci mais a une portée plus globale.
il y a tellement de Nevenka possibles , c'est à dire qu' il y a tellement de femmes, dans la même situation, je lui ai demandé d’essayer de toucher à l'universalité, parce que ça allait sonner vrai.
C'était quelque chose d'évident pour vous, ce choix de casting?
Iciar Bollain :
Oui, dès que j'ai vue Mireia aux auditions du casting, j'ai su que ca allait être elle qui allait avoir le role .
Elle était vraie. Elle était très proche de ce que le script dépeint, donc elle n’avait pas besoin d’imiter ou de faire quelque chose comme ça. Alors certes elle se sont rencontrées une fois avant le tournage et cela a suffi.
Vous savez, les acteurs sont des êtres très sensibles et captent très vite l’énergie d’une personne qu'ils rencontrent .
Mais la vérité est que Nevenka a désormais presque 50 ans alors qu' à l'époque du film , puisqu'elle avait 24 ans, C’est une femme différente de celle qu'on montre dans le film, mais il y a une énergie en elle que Mirea voulait expérimenter.
Cette rencontre entre Nevenka et Mirea a quand même été bénéfique : c’est une bonne chose de sentir que la personne que l'on incarne est en phase avec vous, la complicité entre les deux- actrice et personnage était réelle et profitable à tous ceux engagés dans le projet .
Alors c’est toujours bien qu'elles se rencontrent avant le film.
Plus globalement je tiens à dire que Mireia a été incroyable. Elle a toujours été très touchante et authentique.
Je pense que ce rôle l'a fait grandir en tant qu'actrice. Elle s'est renforcée au fur et à mesure du tournage
Vous personnellement au moment de la médiatisation de cette affaire, vous l'aviez suivi de pres?
Iciar Bollain :
Non, en fait, je ne l’ai pas suivi de très près. enfin cela dépend de quelle partie de la médiatisation vous souhaitez parler. Il y a deux moments, phares de cette affaire.
Le premier, c'était la conférence de presse qui énoncait les faits au grand public pour la toute première fois , et puis le procès, qui a eu lieu un an plus tard.
Lors de la conférence de presse, j’étais maman depuis très peu de temps pour la première fois, donc je n’étais pas très au courant des nouvelles.
J'ai plus suivi le procès mais pas du tout avec la même acuité que pour travailler sur le film.
Et aussi, je dois dire que pendant toute l’affaire, Nevneka a été dépeinte comme étant plus coupable que la victime, elle n’a pas été dépeinte avec sympathie.
Comme je l'ai dit lors de votre première question, Nevenka a été décrite par les médias et l'opinion publique comme une sorte de,jeune femme arriviste et louche, qui a manipulé son monde pour arriver à ses fins.
C'est une représentation qu'il fallait vraiment faire évoluer en faisant ce film.
Quel retentissement a eu plus globalement cette affaire en Espagne?
Iciar Bollain :
Il faut savoir que c’était la première fois qu’un politicien était traduit devant les tribunaux.
Il s’agissait probablement de la première fois qu’une telle affaire judiciaire publique était intentée contre un harcèlement.
Le consentement, qui fait partie de l’histoire, n’était pas non plus dans le vocabulaire comme il l'est aujourd'hui dans les débats Donc, le fait qu’elle ait eu une relation avec cet homme politique a simplement annulé toute possibilité d’être victime en quelque sorte.
Les gens disaient que parce qu’elle avait été avec lui une seule fois., elle avait consenti à jamais à avoir des relations avec lui.
Vous pouvez dire non autant de fois que vous le souhaitez, mais ce n’était pas vraiment quelque chose qui était prise en compte..
Dans le film on voit bien à quel point elle se sent isolée à partir du moment ou elle avoue tout..
Iciar Bollain :
Oui bien sur, est isolée parce que cela fait partie du système, et c’est dans la loi que ce harcèlement et ces abus se produisent parce que la victime devient de plus en plus isolée.
Mais le problème avec Nevenka, par rapport aux affaires de ce genre qui arrivent dans une sphère plus intime, c’est qu’elle se fait isoler devant tout le monde, et c’est incroyable, parce que c’était public, le harcèlement du travail, le harcèlement moral dont elle a été victime. Il était public.
Cet harcelèment s'est fait à l’intérieur des quatre murs, certes mais cela a été aussi vu par tous les collègues et les collègues de son propre parti.
Tout le monde le voit et personne ne fait rien qui puisse rendre cette chose inacceptable.
La vraie conférence de presse, elle s'est déroulée exactement comme vous le montrez dans le film?.
Iciar Bollain :
Oui oui, elle était très semblable à ce qui est montré. Les mots qui sont dit sont les mêmes.
Forcément la conférence de base était plus longue parce que ce qui est dans la conférence de presse est ce que nous avons déjà vu dans le film, répété.
D'ailleurs, ca résume bien notre processus d’écriture dans son ensemble
Oui, c'est ainsi que dans le scénario vous utilisez volontairement des flashback pour répéter des choses
Iciar Bollain :
Tout à fait, la difficulté avec les événements réels, c’est qu’ils se produisent habituellement sur une période beaucoup plus longue. Les choses se répètent. Ils ne vont pas tout de suite au but.
Avec ma co scénariste, tout le travail est de trouver un moyen de synthétiser tout cela, et aussi pour aller au but.
Nous avons pensé que si nous faisons des flashbacks, nous reviendrons à l’endroit où nous voulons aller, puis nous irons au présent et ensuite de nouveau à un moment clé. Les flashbacks , c' est un très bon moyen de raconter pour vraiment structurer la chose et dire ce que vous voulez, sans ennuyer le spectateur qui n'a pas l'impression qu'on lui redit la même chose..
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Vous avez eu des pressions de la part d' Ismael Álvarez ou de son entourage proche lors du tournage du film?
Iciar Bollain :
Nevenka avait peur de cela certes , mais la vérité est que Alvarez n’a pas voulu que nous essayions de tirer dans sa ville natale Ponferrada.
Nous ne pouvions pas, tout simplement parce que le gouvernement est maintenant très proche de lui, et ils n’ont pas répondu à notre demande.
Il aurait été très difficile de filmer là-bas de toute façon, parce que pour un tournage, vous avez besoin de toute la population et tout le lieu qui veut vraiment vous avoir là-bas, parce que vous allez couper la circulation, vous allez avoir besoin de la police par exemple, des choses comme cela.. Bref, nous avons vite décidé d'aller tourner ailleurs parce qu’ils pourraient nous boycotter. ou alors noyer nos demandes sans jamais y répodnre ...
Bref, nous avons juste pris ces " pressions" là en compte, mais rien du tout concernant le reste du projet..
Comment le comédien Urko Olazabal, qui joue Alvarez s'est t il imprégné du modèle existant?
Iciar Bollain :
Urko je l'ai découvert dans les Repentis, le film que j'ai tourné juste avant celui là, il y tenait le second role principal . C'est un acteur vraiment fantastique.
Je l'ai rappelé pour ce film. Je savais qu'il pouvait paraître froid et dur, mais je n'étais pas certaine de sa capacité à jouer la partie extravertie et populiste du personnage.
Je lui ai dit que nous devions travailler dur là-dessus. Urko a fait ses propres recherches et nous avons échangé de la documentation, des livres, des profils psychologiques qui correspondaient à son personnage.
Pas mal d'éléments se recoupaient avec la personnalité d'Ismael Alvarez : le charme, le charisme, puis la froideur, le manque d'empathie, la cruauté même.
Urko est un acteur très intuitif et ouvert à la direction d'acteurs. Donc nous avons décortiqué chaque scène ensemble, explorant les différents sens des répliques et les changements d'attitude de son personnage.
Vous montrez dans le film que Nevenka a été choisi par son sourire, pour sa beauté, plus que pour l’intelligence. Était quelque chose de très fréquent, fréquent à l’époque en Espagne. Et pensez-vous que cela a changé depuis ?
Iciar Bollain :
Oui, je pense qu'ils voulaient un visage jeune et beau pour les accompagner aux élections.
On ne s'attendait même pas à ce qu'elle fasse du bon travail. Ils la considéraient probablement plus comme un objet décoratif.
Nevenka nous a d'ailleurs dit qu'elle se sentait comme un pot de fleurs à l'époque.
Mais ensuite, le maire a probablement été frappé par sa beauté et a décidé, en cours de route, de lui confier le Trésor et le Commerce, pour l'avoir à ses côtés en permanence. Il avait le dernier mot concernant chaque décision.
C'était sa façon à elle de diriger son administration à Ponferrada.
Donc même si Nevenka n'était pas suffisamment compétente pour le poste, cela ne lui importait guère
Très sincèrement, je ne vais pas polémiquer mais je ne suis pas certain que cela a beaucoup changé depuis dans le monde politique..
Ni en Espagne ni ailleurs, les femmes ont encore tellement de choses à faire changer dans bien des domaines !!
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Le film est sorti en Espagne. A-t-il suscité beaucoup de débats publics ? Et quel écho a-t-il trouvé ?
Très positif j'aurais tendance à dire,
J'ai l'impression que globalement, les spectateurs se retrouvent devant a un sentiment d’embarras par rapport à la façon dont nous avons traité Nevenka .
Il y a donc eu beaucoup de réactions sur la façon dont nous traitons les victimes Maintenant? Avons-nous changé? N’avons-nous pas changé? Comme je vous le disais à l'instant j'ai des doutes mais aussi quelques motifs d'espoir ..
J’ai vu des articles dans les journaux et dans les interviews de promo qu'on a faite, les réflexions semblent évoluer .
Le film a bien marché au box office espagnol, ce n'est pas rien pour un film espagnol.... Par ailleurs, je ne suis pas sur Twitter, mais on m’a dit que tous les commentaires ou presque allaient dans notre sens.
Dans un sens plus personnel, nous commençons à recevoir toutes ces lettres de femmes qui se sont vues reflétées dans l’histoire. E
t c’est très puissant, parce que c’est là où vous pensez qu'un film peut aider des gens qui se retrouvent en écho.
Un certain nombre de filles ont écrit à Nevenka en Irlande pour lui dire : "J’étais dans une situation comme celle-ci. Quand j’ai vu le film, je me suis rendu compte que je devais faire quelque chose, peut-être pas dénoncer mais définitivement couper toute relation" .
Donc, on ne sait jamais comment le public ressent un film, mais il semble là qu’il y ait eu un réel impact.
L’affaire Nevenka de Icíar Bollaín, drame (1H57), distribué par Epicentre Films. Avec Mireia Oriol, Urko Olazabal, Lucía Veiga, Carlos Serrano.
En salles depuis le 6 novembre 2024.