Rencontre avec Isabelle Brocard, réalisatrice du film Madame de Sévigné
Isabelle Brocard écrit et réalise des films documentaires et de fiction. Son premier longmétrage, Ma Compagne de Nuit, en 2011, met en scène Emmanuelle Béart et Hafsia Herzi dans un drame âpre et sensible. En 2018 elle achève Des trous dans les murs et un câlin sur l’épaule gauche, un documentaire de création sur des enfants qui accompagnent un parent malade ou en fin de vie. Elle publie en 2024 aux éditions Fayard Madame de Sévigné ou l’excessive tendresse, l’ouvrage adapté du film (illustrations de Violette Vaisse).
Crédit: Fabrice SCHIFF
Racontez-nous la genèse du film.
La singularité du rapport mère-fille m’a toujours interrogée dans ce qu’il a de primitif, de constitutif de l’identité et de destructeur.
J’ai lu des ouvrages passionnants sur le sujet, notamment Entre mère et fille : un ravage de Marie-Magdeleine Lessana. Elle y revisite le destin de couples mères-filles célèbres (Marlène Dietrich et sa fille, Camille Claudel et sa mère...) et consacre son premier chapitre à Madame de Sévigné et Madame de Grignan, avec un discours très à charge contre la première.
Ce chapitre m’a tout de suite interpellée : d’abord parce que, contrairement à l’autrice, je trouvais que la mère et la fille alimentaient toutes les
deux cette aliénation réciproque ; ensuite, parce que me sautait aux yeux le poids de la difficulté d’être femme dans cette histoire.
Les contraintes qui pèsent sur le corps, le destin, la liberté des femmes, sont en partie à l’origine de cette relation et c’est encore le cas aujourd’hui évidemment.
J’ai eu le désir de parler du présent à travers l’acuité de ce siècle passionnant qu’est le XVIIe sur la question des femmes. Je me suis évidemment plongée dans Les Lettres, et c’était comme si une voix incroyablement spirituelle et séduisante venait me parler aujourd’hui de ce lien brûlant, torturé, essentiel qui se noue entre mère et fille. C’était là, sans fards et sans psychologie : une blessure aussi vive qu’il y a trois cent cinquante ans. J’ai eu envie de l’explorer...
Vous en offrez une lecture très différente de celle que l’on propose habituellement.
Oui, on voit généralement Les Lettres de Madame de Sévigné comme un témoignage sur l’époque.
On salue le style de l’écrivain, à la fois très libre et en même temps nourri par l’éducation reçue par son autrice. On s’amuse des commérages qui circulent à la Cour et dans les salons. Moi-même, qui ai pourtant fait des études de Lettres et enseigné comme professeur quelques années, j’étais un peu passée à côté.
Ce film est, je l’espère, l’occasion de revenir dessus..
En dehors des lettres, de quelles sources disposiez-vous pour l’écriture du scénario ?
Je me suis beaucoup appuyée sur la biographie de Roger Duchêne, considéré comme le spécialiste de Madame de Sévigné et auquel
on doit l’édition des volumes de la Pléiade consacrés aux lettres. J’avais évidemment de courriers de ses amies et de ses proches – Madame
de La Fayette, Bussy Rabutin... Parallèlement, j’ai lu un certain nombre d’ouvrages publiés ces dernières années q u i d o n n e n t u n n o u v e l
éclairage sur la deuxième moitié du XVIIe siècle et sur Louis XIV.
On commence à reconnaître que ce n’était pas une période aussi flamboyante que ce que le cinéma a voulu nous raconter. C’était beaucoup de guerres, d’épidémies terribles, d’impôts imposés par la brutalité d’un roi expansionniste et je trouvais important de le montrer, avec mes petits moyens, en arrière-plan – un labyrinthe pour évoquer une scène de cour, quelques cadavres pour parler de la révolte des bonnets rouges.
Mais mon matériau de base est resté les lettres. Elles m’ont vraiment inspirée même si le film n’est biographiquement pas complètement exact.
Moi-même, qui ai pourtant fait des
études de Lettres et enseigné comme professeur
quelques années, j’étais un peu passée à côté des écrits de Madame de Sévigné . Ce
film est, je l’espère, l’occasion de les lire ou relire :
elles sont tellement modernes
Etonnamment vu le sujet, votre film accorde beaucoup de place aux extérieurs.
C’est la grande modernité de l’écrivain qu’est Madame de Sévigné : elle est, avant Rousseau, un écrivain de l’extérieur.
Dans les lettres qu’elle envoie de Bretagne à Madame de Grignan, elle ne cesse d’évoquer les paysages dans lesquels elle se promène, où elle s’endort parfois, où elle prend froid.
Elle parle de son rapport aux arbres, aux saisons.
Et puis il était intéressant de montrer qu’elle écrit partout. J’ai mis beaucoup de moi dans ce lien qu’elle a avec la nature.
Par delà cette confidence personnelle, faire vivre des extérieurs dans un film historique m’offrait à nouveau une forme de modernité...