Rencontre exclusive : Florence Mendez, lanceuse d'alerte au mal-être
« Le vent. Malgré que tu as tort. Que tu es invisible. Tu fais passer les ouragans, tu t'appelles le vent ».
C’est en griffonnant ces mots que Florence Mendez, encore petite, a développé un amour de l’écriture. Un poème retrouvé par sa mère, revenu au détour d’un trajet en voiture.
Ce vent, qui fait tourner toutes ses pensées dans sa tête et porte l’humoriste entre Paris et Bruxelles, prête à dégainer le micro.
Au commencement, son écriture s’étale sur des centaines de copies d’élèves à coups de stylos rouges et de prononciations anglaises répétées. Une expérience de professeure qui a fait d’elle « un être humain meilleur plus empathique, avec plus de psychologie et plus d'inspiration, puisque, si j'étais honnête, je ne ferais pas de sketch sur mes élèves.
Je l'ai fait parce que c'était plus facile, c'est le moyen le plus drôle de rire. »
Derrière, une autre écriture se joue : celle de la scène qu’elle a toujours adorée. « C’est un grand regret, c’est une voie que j’aurais adoré emprunter dans la première partie de ma vie parce que c’était celle qui était prévue pour m'épanouir le plus. J'ai toujours adoré la scène, j’ai même fait du théâtre d’ombre où c’était l’histoire de « Prout l’éléphant », j'étais présente à chaque scène où on n'arrêtait pas de péter. C’était donc une grande fierté ! ».
En 2016, Florence se lance dans le stand-up, son premier passage est un carton : « Je n’ai jamais eu une scène qui s'est aussi bien passée ! C'était vraiment une révélation. Pourtant j'ai encore la vidéo, je suis toute timide, je fais des bruits de bouche, je lève la tête, tellement que je suis stressée ! J'avais tous mes potes dans la salle et je leur avais dit « voilà, vous savez maintenant, face sur scène, il y a des chances que je me plante et je vous aime assez pour me planter devant vous».
Le lendemain de son passage, elle apprend en salle des profs les attentats de Bruxelles, un tournant pour elle : « J'ai réalisé que je ne pourrais plus jamais rien faire d'autre que de monter sur scène. La différence entre le bonheur que j'avais eu sur cette scène et le sentiment en rentrant dans la salle des profs, ça m'a marqué. C'est là où je me suis dit ce n’est pas ici ma place. »
Florence quitte l’estrade de la salle de classe pour se consacrer pleinement à la scène. La même année, l’écriture de son premier seule-en-scène se concrétise avec un « Oh et puis merde ! ». Entretemps, le mal-être la consume suite à une différence à qui on lui fait porter le poids ; les violences s’accumulent : « En mars 2017, je ne sais même pas que je suis autiste à ce moment-là. En juin 2017, ma vie s'arrête et manque de s'arrêter littéralement en août 2017 quand je fais ma tentative de suicide. Je me dis « bon voila je suis folle, c’est pas à mon fils de supporter une mère folle. Finalement, je ne meurs pas, finis par avoir mon diagnostic d'autisme. J'arrive plus à monter sur scène, j’essaye, mais c'est difficile ».
Avec une santé mentale au début insaisissable, elle remonte la pente par le biais d’un concours d'humour belge remporté en octobre 2018, qui lui permet d’aller jouer dans le monde entier. Puis Montreux en 2019, loin de l’hôpital et de l’angoisse de mourir (symptôme du trouble panique anxieux).
C’est la rencontre avec sa directrice artistique, aussi attachée de presse, Léo Domboy, qui change la donne : elle l’encourage à parler de ce qu’il lui est arrivé, avec son regard de personne autiste sur le monde.
Un regard peu visibilisé, ce qui l’intimide au début. L’intimité de la salle La Petite Loge (qui échappe à la jauge de la fermeture des salles de spectacle en pleine pandémie) lui permet de l’affiner et d’affirmer son identité artistique.
De sa folle énergie, naît « Délicate » dans lequel elle décide de rire de ses angoisses et plaquer au sol le tabou des maladies mentales et de son trouble autistique : « C’est moins un tabou d’en parler (de maladie mentale) mais la compréhension n’est pas là. (…) je vois la vidéo Montreux qui vient de sortir où il y a encore des débiles pour te dire que si t’as une maladie mentale, tu es faible, il suffit de prendre sur soi. Alors que j’ai été invité par Saint-Anne (qui est une référence pour parler d’autisme, avec retard ou sans déficience). Maintenant l’humoriste Laura Laune parle de son diagnostic et comme elle est plus connue que moi, certains osent dire comme par hasard. »
En parler reste une manière de sensibiliser son public à l’accompagnement thérapeutique, bénéfique pour elle et ses émotions : « Il y a beaucoup d'artistes de la scène qui disent que la scène c'est leur thérapie et je ne suis pas d'accord, parce que je trouve que la thérapie, c'est une thérapie. Elle doit se faire en thérapie, et c'est important parce que sur scène, vous êtes là, tout seul, à ressasser des pensées. Certes, vous verbalisez tout au long, ça peut aider à réfléchir, mais vous n'avez pas quelqu'un qui peut vous renvoyer ça, avec un thérapeute. Je trouve que c'est très destructeur de monter sur scène tous les soirs en parlant de problèmes qu'on n'a pas résolu et d'en rire, c'est si terrible parce qu'alors, tous les soirs, pour parler avec les mêmes questions, avec la même blessure… Tandis que ça peut être une thérapie pour les autres, un pied à l’étrier… Des gens qui me disent en sortant du spectacle qui voulaient voir l'assortiment de spectacle en disant: mais putain, mais grâce à vous, je vais aller consulter ! Et ça, c'est la plus grande victoire de mon spectacle ! Alors, je ne remplirai jamais le zénith, je ne serai jamais millionnaire, mais il y a eu un impact positif dans la vie des gens et ça, c'est super cool ! ».
L’écriture est salvatrice. Dans la lignée de son seule-en-scène, elle se lance dans un projet qui mûrit dans sa tête depuis longtemps : un roman. Un processus qui ressemble à tous les clichés selon elle : « Je me suis réveillée la nuit. Au départ, j’avais fait un plan avec les personnages mis en scène et je n'ai rien suivi. J'ai toujours trouvé ça hyper cliché et hyper guimauve, les auteurs qui disent honnêtement: « c'est eux qui m’ont incité mais en fait, c'est complètement vrai ! J'ai vu mes personnages se retourner me dire: mais je ferais pas du tout ça, c'est ridicule, j'étais pas dans cet état d'esprit. Là, c'est pas moi ! Ils m’ont accompagné et m’ont dit ce que je devais faire. J’ai vraiment sorti le truc comme ça, comme une écriture automatique. Parfois, je me réveillais la nuit à trois heures du matin (…) j'ai écrit extrêmement vite ce livre en 3 mois ! Alors que j'ai mis dix ans à le faire, plus personne n'y croyait. Et puis, d'un coup, mon éditeur (Floran Massot) est arrivé dans ma vie. J'ai signé ce contrat d'édition sans savoir où j'allais, sans avoir une seule page ; il m'a fait confiance et je suis très fier de ce roman ».
Dans Accident de Personne, Daphné veut mourir mais est incapable de mettre elle-même fin à ses jours. Elle fait la rencontre de Martin, apprenti tueur en série qui ne tue que des gens dont c'est la volonté. Très vite les deux parviennent à un accord. Le hic ? Le jour J, Martin se trompe de cible et c'est une autre femme qui décède à la place de Daphné. Bouleversée, celle-ci n'est plus très sûre de vouloir se suicider. La plume est piquante, percutante avec un langage cru pour aborder le sujet du suicide, de la santé mentale et le besoin de trouver sa place.
Sur les premières pages, on lit un extrait de la chanson L’enfer du chanteur Stromae : « J’suis pas seul à être tout seul ». Parler de ces sujets sous toutes ces facettes constitue une force pour Florence : « C’est une claque cette chanson ! Les gens qui n'ont pas vécu de troubles mentaux solides, ne se rendent pas compte (…) Moi qui ai vécu les pensées suicidaires où à tel point que tu te lèves le matin en te disant: je ne vais pas arriver à survivre à cette journée et que tu te couches le soir en disant: c'est un miracle que je sois pas morte… La pensée suicidaire au point où, quand tu passes à côté d'une fenêtre, tu te jettes par terre parce que t'as peur de perdre le contrôle de toi-même, te balancer par la fenêtre… C'est terrible ! C'est l'enfer ! C'est exactement ce que dit sa chanson. (…) ». L’impression de sortir d’un gouffre et de la solitude : « Ça veut dire que si la personne d'à côté, elle, a survécu, c'est de l'espoir pour toi. Tu peux regarder à gauche, à droite et avoir autour de toi des gens qui sont passés par là et qui ont survécu… Quand j'ai commencé un petit peu à en parler autour de moi, des gens qui m'ont dit: « ouais, moi, j'ai eu ça l'an passé, je n'osais plus sortir de chez moi mais ça finit par passe-rqui m'ont dit : ça va », ça m'a donné un espoir de dingue ».
La voie de la promotion et du best-seller est vite coupée en France dès la sortie de son roman en janvier. Florence est la voix du MeToo Stand-Up, sa prise de parole contribue à une remédiatisation du sujet. Alors qu’elle pense que l’appel à témoignages prendra des mois, ces derniers affluent dès le 11 janvier. Un nom revient, celui de Seb Mellia, avec un modus operandi qui se recoupe entre les lignes. Puis vient le 13 janvier : « J’apprends qu’il vient jouer à Bruxelles et là, je me dis qu’il y aura probablement des potes à moi dans la salle, parce que Bruxelles c’est petit ; peut-être qu’une humoriste bruxelloise fera sa première partie… S'il se passe quelque chose et que je n'ai rien dit, je ne pourrai plus jamais me regarder dans une glace. Je l'ai dénoncé parce qu'il n'y avait que ça à faire, j'ai agi avec la réalité du truc. Même si je préviens la police, personne me prendra au sérieux. »
Être la seule à parler et à relayer la parole des victimes devient de plus en plus lourd à porter :
« (…) Moi-même, j'ai été victime de viol, d'agression sexuelle comme la plupart des femmes, (…) c'est très dur de lire les témoignages, parce qu'il y a des témoignages d’une violence… Je ne suis pas équipée pour recevoir ces témoignages, c'est pas mon métier, en fait. Et là, je passe la patate chaude à une journaliste (Coline Clavaud-Mégevand) qui a bossé pour Le Monde et Mediapart ».
Tout cela mêlé à une profonde colère et tristesse : « Après, oui, le timing n'était pas bon, c'était au moment de la sortie de mon bouquin. Les gens disent qu’elle a fait ça pour servir la promotion, mais moi je savais que la promotion allait être niquée après ça. Je le savais ! Je connais les effets dévastateurs de dénoncer une injustice, puisque je l'ai fait quand j'étais sur France Inter et ça m’a fermé blinde de portes, je savais à quoi je m'exposais, les menaces d'incitation au suicide, les menaces de mort, de viol, … Aussi, les salles dans lesquelles je pourrais plus aller jouer, parce que quand tu vas manifester devant des salles, je ne suis pas fait des amis auprès des programmateurs, je suis vue comme un problème.
Donc, je savais que ça allait être catastrophique et que la presse n'allait pas parler de mon bouquin. Autant en Belgique il n’y a eu aucun souci, j'ai été cru très vite. Autant en France… ».
Face à ce refrain des carrières brisées, elle répond : « Finalement tu regardes encore une fois, le rêve d'une femme qui se brise parce qu'un homme ne sait pas tenir sa queue. »
Pour espérer continuer de militer, rester vigilante sur sa propre santé mentale demeure indispensable : « avec mon autisme, j’ai un besoin de justice et de vérité énorme, tu vois que je m'emballe.
Je ne lâche pas l'affaire maintenant, des gens vont me traiter de menteuse pour traiter les victimes de menteuses, je n'arrive pas à lâcher le truc… Alors mon séjour en Islande m'a fait beaucoup de bien, ça m’a déconnecté de tout. Maintenant, je fais du sport pour la première fois de ma vie, moi qui ai toujours détesté le sport.
Ça fait quatre semaines que je vais tous les jours à la salle de sport et ça me fait du bien. C’est la seule manière dont j'arrive à sortir la rage que j'ai en moi (…) Il me sauve la vie ! ». En attendant le jour où cela ira mieux : « j'irai vraiment complètement bien quand je serai plus la seule à porter cette vérité, puisque quand tu as la vérité, c'est un fardeau.
La libération de parole, c'est aussi ça. Cette vérité est comme une plateforme que tu disperses en petits morceaux, tu donnes un morceau à chaque personne en face de toi et c'est plus à toi de tout porter. Très peu de gens qui le savent… (…)
La journaliste de Télérama (Rossana Di Vincenzo), elle l'a bien compris. C'est pour ça qu'elle a sorti son article et vraiment je l'en remercie ! ».
C’est aussi la portée de l’humour qui lui procure de la force. Comme d’autres formes de productions culturelles, il s’inscrit dans un enjeu qui dépasse la salle du Métropole (où elle se produit) : « L'art sans message, c'est de la propagande. D'ailleurs, les tableaux qui nous bouleversent sont des tableaux avec un message humain, contestataire. Et voilà, sinon ça n'a pas d'intérêt. Ce qui m'énerve beaucoup dans l'humour aujourd'hui, c'est que tu vois des gars faire des blagues sur les victimes de viol, faire des blagues sur les personnes racisées.
C’est pas subversif, tu fais des blagues aux dépens des opprimés et en faveur du pouvoir en place depuis des siècles, à savoir le patriarcat blanc hétéro. Ça c’est subversif ça, woahh ! Les vrais humoristes plus subversifs que je connaisse pour l'instant, c’est Tahnee, Lou Trotignon, des personnes qui appartiennent à des minorités, qui ont le courage de monter sur scène.
C'est subversif de dire des choses contre le pouvoir en place. On veut pas remettre du carburant dans une machine qui tourne depuis des siècles. N'importe qui sait le faire, monter sur scène et dire: ah, les femmes, elles sont chiantes, elles ont l'air dingue en plus. Vas-y, monte sur scène et parle nous des trucs rigolos que t'as vécu pendant ta vasectomie. Parle-nous de tes problèmes d'érection, de ta petite bite. Parle nous de ton rapport à la virilité qui est éclaté, que tu te retrouves pas dans les codes masculins, que tu chiales devant un reportage avec des labradors ! ».
Une subversion qui alimente une colère créatrice et ce désir de justice, car il était temps que le milieu très masculin du stand-up se regarde. Même si les procédures baillons sont en marche : « dans mon cas, Mellia dit qu'il a porté plainte contre moi pour diffamation. J'ai toujours rien reçu ! Pour les victimes, ça aide de voir une nana à qui on dit tu vas en diffamation et c’est ok ! Je sais que je risque 12 000 euros d'amende et les féministes ont fait une super cagnotte. J'ai versé une partie de cette somme à deux associations féministes, Nous toutes et "Derrière le rideau" (l’association qui lutte contre les VSS dans le milieu du spectacle dirigée par Mélody Molinaro des Coquettes). Ça va lui permettre d'avoir une psychologue avocate que Mélody ne devra pas payer de sa poche. Une partie de ces fonds servira à payer les frais de justice, s'il en a. Mais honnêtement, je n'y crois pas qu’il porte plainte pour diffamation, il devra prouver en jugement. Or, les victimes, elles viendront au tribunal. Appeler une trentaine, quarantaine de nanas qui vont toutes défiler pour dire qu’il les a agressées sexuellement. C’est compliqué pour lui… ».
Désormais alignée avec ses valeurs et son identité, pour laquelle elle s’est faite longtemps rabaissée (petite comme adulte), que dirait la Florence d’aujourd’hui à la Florence enfant ? « Je la prendrais dans mes bras et je lui dirais : « Perds pas ton temps à essayer de plaire à ces gens-là, parce que ça va te détruire. Pendant trente ans, j'ai essayé de faire semblant que j'étais quelqu'un d'autre. J’ai commencé à m'intégrer quand j'ai commencé à être plus jolie, bien roulé pour les mecs, à l'âge de seize ans. Mais en fait les mecs, ils n'étaient pas là pour les bonnes raisons. Je me suis fort sexualisée et je me suis fort réduite à mon physique, alors que j'avais des capacités intellectuelles extraordinaires (…) Tu peux pas faire semblant d'être quelqu'un d'autre toute ta vie c'est pas possible. (…) Je lui dirais « fonce : A un moment tu vas trouver ta famille à toi » en lui faisant un gros calin. Continue le théâtre et lâche pas l’affaire ! ». Quitte à être kamikaze, comme lui a fait remarquer Rossana Di Vincenzo lors de son enquête.
Deux enquêtes sont en cours à l’heure où nous discutons avec Florence (une est sortie le 19 avril dernier sur le site de Médiapart) afin « d’appuyer mes dires et faire en sorte que je sois un petit peu moins harcelée en ligne et que les salles annulent Mellia » (toutes l’ont fait à l’exception de la Gaîté Montparnasse). En attendant, l’humoriste travaille déjà sur un deuxième roman et un deuxième spectacle avec une puissance sorore qui embaume nos cœurs.
S’il vous faut une preuve : un inconnu qui tendait l’oreille vers notre table, est venu lui apporter son soutien et viendra voir son seule-en-scène. Par sa plume et sa force, Florence a trouvé sa place de carré dans un monde de ronds.
Crédits photos : Léo Domboy / Merci madame
Délicate
Interprété et écrit par Florence Mendez
Tous les mardis à 19h30
Jusqu’au 25 juin 2024
Accident de personne, éditions Massot, 224 pages, 18 euros, disponible.
Pour aller plus loin :
Lien vers le compte instagram de l’association Derrière le Rideau
Coline Clavaud-Mégevand, #MeTooStandUp : derrière les vannes, l’ordinaire du sexisme et des violences sexuelles, Médiapart, 19 avril 2024 (accessible aux abonné.es)
Rossana Di Vincenzo, “Je t’ai dit non. Tu as continué” : onze femmes accusent l’humoriste Seb Mellia d’agressions sexuelles et de viols , Télérama, 7 mars 2024
Jade SAUVANET