Qui a peur : Règlement de compte dépravé et mise en abyme féroce – Théâtre 14 (Paris)
Une expédition s’impose pour aller jusqu’au théâtre 14, situé au sud des portes de Paris. Une expédition qui en vaut largement le coup, qui nous plonge dans un mélange de découvertes de compagnies émergentes et terrain d’expérimentation d’auteur.rices et comédien.nes pour renouveler leur genre. Une promesse qui rejoint celle des autres théâtres publics de sortir des plateaux « classiques ». Cela rejoint le dernier projet d’Aurore Fattier, directrice de la Comédie de Caen – CDN de Normandie depuis le début de l’année, notamment avec Qui a peur écrit par le dramaturge belge Tom Lanoye (découverte totale de ce nom du théâtre néerlandophone !).
Cet auteur, elle ne l’aurait jamais connu sans son fils, répétant Mamma Medea sur le chemin des répétitions. Lors de ses dernières, il fut accompagné par l’actrice fétiche de Lanoye, Claire Bodson. La rencontre est soudaine et directe : la metteuse en scène tombe dans les œuvres du dramaturge belge.
Pour reprendre une de ses œuvres les plus jouées, Fattier s’est associé avec Koen De Sutter, son compagnon qui a a déjà monté auparavant la version néerlandaise pour traduire et réadapter avec la complicité de Lanoye lui-même. Une manière de transporter le théâtre belge au-delà de la frontière et d’injecter de l’intime et du politique à la scène d’aujourd’hui.
Parce que le décor planté ici est le théâtre, sa profession, ses acteurs.rices, individus comme les autres qui n’échappent pas aux questionnements politiques de notre société. Qui a peur commence avec un râle poussé par Claire.
Un râle de la lassitude qu’elle partage avec Koen car condamnées à jouer la même pièce depuis des années : Qui a peur de Virginia Woolf d’Edward Albee. Ils ont surtout marre de se glisser chaque soir dans le même couple d’intellectuels alcooliques et obscènes dans lequel ils tendent à se confondre. Leur amour se confondent dans l’amour du théâtre et la collaboration artistique. L’espoir, la lueur surgit un moment lorsque deux acteurs, Leïla et Khadim, se présentent comme leurs potentiels successeurs. Une aubaine pour le couple old-school qui pourrait récupérer des subventions en raison des origines des comédien.ne.s. Lorsque ces derniers le découvrent, une confrontation s’engage…
Ce moment de théâtre est surtout une rencontre entre deux mondes, le monde d’avant des « monstres sacré.e.s » et le théâtre d’aujourd’hui et demain où la dépolitisation et la domination n’ont plus leur place. Les zones grises du théâtre sont démontées avec un texte décapant où le second degré, utilisé pour justifier le « on ne peut plus rire de tout », est aussi moqué.
Des scènes de duo, on tire une exposition très claire de la domination du vieux professeur de théâtre qui projettent sur la jeune apprentie comédienne, sous couvert de l’apprentissage, du besoin de dévoilement intime pour mieux comprendre la jeune femme. Koen s’engouffre dans ses traditions jusqu’à ce que Leïla le berne. Sous cette scène, on ne peut s’empêcher de penser au Me Too Théâtre et la culture de violence qui règnent dans les écoles de théâtre (déjà exposée dans le très questionnable Les Amandiers de Valérie Bruni Tedeschi). Alice Raybaud, journaliste au Monde en parlait déjà dans un article en octobre 2021, de part la voix d’une ancienne élève du Cour Florent, Coline Lepage : « Dans les formations théâtrales, on ne manipule pas seulement des idées mais des corps, et des jeunes corps, auxquels on fait faire ce qu’on veut ». (…) « Les jeunes acteurs – et surtout actrices – y sont souvent poussés à se dénuder, ou à s’embrasser « sans que cela ne serve le jeu ». Parmi les exercices emblématiques, celui du « car wash » : les jeunes filles doivent danser autour d’un garçon, en se déshabillant et en se déhanchant. »
Derrière la culture de la violence, règne le mythe d’un metteur en scène tout puissant qui peut faire ce qu’il veut de ses acteurs.rices, jusqu’à arriver à ses fins. Pour mettre en confiance une proie, la sacralisation est indispensable afin de rejoindre le mythe de la « muse », dénoncée à maintes fois depuis 2017 et la première vague du Me Too Cinéma. Une prise de parole réaffirmée par Judtih Godrèche cette année.
La violence dans le milieu théâtral agit bsous d’autres formes : Claire et Koen rejettent cette idée de discrimination positive, sous prétexte qu’elle fait perdre des postes à d’autres. La discrimination positive est alors abordée comme un chapitre de la pièce, où les monstres sacré.e.s constatent la blanchité de leur milieu et le couple de jeunes acteur.rices tendent à rejeter ce concept, qui lisserait leur talent et leurs apprentissages. De part cette confrontation, les personnages sont bien exposé.e.s et le public n’est pas présent mais assiste à l’envers du décor, quitte à ce que les mots qui agissent comme des couteaux qui nous mettent dans un embarras à nous recroqueviller dans notre fauteuil !
Le jeu des quatres comédien.nes (Claire Bodson, Leïla Chaarani, Koen De Sutter et Khadim Fall) est si bon que effrayant de méchanceté, il est intensifié par l’usage d’un fin voile entre scène et salle et de la vidéo braquée sur les visages. Comme le rappelle Aurore Fattier dans un entretien à la Terrasse, « cette pièce s’attache à dire, par le jeu et le mensonge, la vérité sur notre milieu artistique ».
On aime beaucoup Qui a peur rien que pour son challenge de l’introspection qui en devient nécessaire de nos jours. La partition est bien aiguisée, très même si bien que certains moments peuvent paraître plus étirés et brouillon (mais rien de très grave).
Crédits photos : Prunelle Rulens
Qui a peur
Écrit par Tom Lanoye
Mis en scène par Aurore Fattier
Interprété par Claire Bodson, Leïla Chaarani, Koen De Sutter et Khadim Fall
La pièce s’est jouée du 7 au 25 mai 2024
Théâtre 14 (Paris 14e)
Jade SAUVANET