Du rêve que fut ma vie : Sublime femmage à la figure de Camille Claudel - Théâtre 14 (Paris)
De longues figures fantomatiques nous accueillent dès notre entrée dans la salle. Leurs bras fins de papier semblent indiquer le fond de la scène, où l’on commence à distinguer des mouvements. Une petite lampe s’allume. Camille Claudel dévoile une grande pile de feuilles, des lettres, décryptées comme jamais expédiées avec cet avertissement « Rien n’a été modifié. Tout sera reproduit scrupuleusement, minutieusement à l’identique. Ce sont en majorité des lettres émanant de Camille Claudel, nous n’avons que peu de courriers lui étant destinées ».
L’artiste n’a eu aucun lien avec l’extérieur pendant près de 30 ans de sa vie avec certains documents détruits sur le passage.
Comme une manière d’effacer une vie. Or c’est le pari de la compagnie Les Anges au Plafond de raviver l’œuvre de l’artiste, dans la continuité des Mains de Camille, qui explorait l’enfance et la famille de la future sculptrice. Fondée par Camille Trouvé et Brice Berthoud, directeur.rices du CDN de Normandie Rouen, la compagnie s’appuie sur la transdisciplinarité des arts : théâtre, arts plastiques et du mouvement, magie nouvelle et musique.
Sa particularité demeure la reconnaissance des arts de la Marionnette comme vecteur de renouvellement d’esthétisme au théâtre, surtout pour un art longtemps peu considéré et laissé aux rangs des jeunes publics.
C’est là la différence avec toutes les adaptations de correspondances. Le mouvement crée l’histoire. Par sa plume trempée dans le bain de lumières, Camille Claudel (Camille Trouvé) commence le récit. Le titre lui-même, Du rêve que fut ma vie, est extrait d’une lettre envoyée par Camille Claudel au galeriste (aussi son ami) Eugène Blot, depuis l’asile de Montdevergues, dans le Vaucluse, où elle a été internée en 1915 : « Tout ce qui m’est arrivé est plus qu’un roman c’est une épopée, L’Iliade et l’Odyssée et il faudrait un Homère pour la raconter. Je ne l’entreprendrai pas aujourd’hui et je ne veux pas vous attrister. Je suis dans un gouffre. Je vis dans un monde si curieux, si étrange. Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. »
Ces mêmes feuilles de papiers noircissent de plus en plus au fil des mots de Claudel : de son travail du marbre qui l’a fait s’imposer dans un milieu très masculin, Camille Trouvé froisse, humidifie le papier pour en faire un bras. Bras qui s’assimile plus tard à celui du « maître Rodin » qu’elle assiste et qui voudra l’invisibiliser à partir du moment où elle s’émancipera.
De cette relation, qualifié souvent de « passion destructrice », la sculptrice en ressort libre mais affaiblie par le monopole de Rodin qui l’empêche de continuer à marchander avec les galeries. Elle s’écarte de la norme du mariage, quitte à assumer le stéréotype qu’on lui colle de la « femme à chats ». Mais la précarité d’artiste et les conséquences de cette relation destructrice la plonge dans la paranoïa. Une folie symbolisée par la robe blanche de Camille Trouvé qui se transforme progressivement en une camisole auquel s’ajoute un manteau de feuilles noircies (comme pour montrer la destruction des écrits) qui recouvre peu à peu le corps de la comédienne jusqu’à l’ensevelir complètement. Plus nous avançons, plus les dates demeurent inconnues et les écrits au point mort car non expédiées.
La correspondance écrite par Camille Claudel lors de son enfermement n’est jamais parvenue à ses destinataires, notamment à sa mère et à son frère Paul qui a lui-même décidé de son internement. De la même façon, les rares lettres envoyées à l’artiste durant ces années ne lui seront jamais remises, en particulier celle d’Eugène Blot, datant de 1932, dans laquelle il écrit, entre autres, à propos d’Auguste Rodin : « En réalité, il n’aura jamais aimé que vous, Camille, je puis le dire aujourd’hui (…) Le temps remettra tout en place. ». Camille Claudel meurt d'épuisement et de malnutrition à l'asile de Montfavet, le 19 octobre 1943. Personne de sa famille n'a fait le déplacement pour ses funérailles. La sculptrice tombe dans l’oubli jusqu’à être réhabilité par les écrits et le cinéma, malheureusement surplombé par la figure de Rodin. La docteure en histoire et créatrice de la chaîne de vulgarisation d’histoire « C’est une autre histoire » Manon Bril sera l’une des premières à décrire la réalité de la relation entre Claudel et Rodin au-delà de l’apprentissage mutuel.
Le papier devient or lors des jeux d’ombre et de lumières et les traits d’une Camille Trouvée lumineuse avec sa palette d’émotions se distinguent. On a vraiment l’impression de voir une artiste complète qui se met au service de la scène. Elle forme un duo en osmose avec la compositrice Fanny Lasfargues dont la contrebasse devient presque un outil de la pierre.
L’utilisation de ces matériaux pour appeler à la transdisciplinarité fait appel aussi à une réflexion intéressante sur l’économie des décors, au sens écologique. Un questionnement déjà entamé par la compagnie La Poursuite du Bleu de Samuel Valensi co-auteur du rapport « Décarbonons la culture ! » du Shift Project (sorti en novembre 2021).
Du rêve que fut ma vie dessine un hommage, ou plutôt femmage à la sculptrice Camille Claudel. Un tableau haut en couleurs et en émotions rendu possible par le travail des formes de la compagnie des Anges au Plafond, qui nous rappelle qu’il est possible de créer très grand avec très peu de choses.
L’instant se clôt sur ces mots d’Eugène Blot de 1932 (beaucoup de rîmes dans cette phrase) : « Avec vous, on allait quitter le monde des fausses apparences pour celui de la pensée. Quel génie ! Le mot n’est pas trop fort. Comment avez-vous pu nous priver de tant de beauté ? [...] Le temps remettra tout en place ».
Crédits photos : Vincent Muteau
Du rêve que fut ma vie
Écrit par Camille Trouvé et Brice Berthoud
Interprété par Camille Trouvé
Accompagnée en musqiue par Fanny Lasfargues
Mis en scène par Brice Berthoud
La pièce s’est jouée du 28 mai au 15 juin 2024
Théâtre 14 – Paris 14e
Jade SAUVANET