Lieux communs : Complexité assumée pour dézinguer la « passion fait divers » sensationnaliste – Théâtre Public de Montreuil (Seine-Saint-Denis)
Quelle est la première condition qu’un lieu demeure le plus commun possible ? L’accessibilité ! Ainsi commence la dernière création de Baptiste Amann avec une prise de parole assurée par le personnel du Théâtre public de Montreuil (TPM). Il rappelle la nécessité d’un véritable service public de la culture et du maintien des subventions aux théâtres publics. C’est cet enjeu du rassemblement qui semble être le fil conducteur du travail d’Amann, que ce soit au sein, d’une fratrie dans la trilogie Des territoires (présentée au festival d’Avignon 2021) qu’avec Salle des fêtes en 2022 (au théâtre Ouvert à Paris) auprès d’une collectivité de « néo-ruraux ».
Avec Lieux Communs, l’auteur et metteur en scène signait son retour au festival d’Avignon en juillet dernier, dans sa ville natale Vedène. Il nous plonge dans un thriller politico-sociétal au cœur de la salle Jean-Pierre Vernant du TPM, guidé par un emboîtement des récits.
Nous voilà projetés de nos jours dans la mécanique du théâtre dans le théâtre. Ambiance sombre aux éclairages bleu nuit. Une équipe s’active, composée de policiers ou encore d’une figure animale rose. Toustes attendent derrière leur metteuse en scène, Caroline, que le spectacle commence. Il tarde, une manifestation d’un collectif féministe bloque le lever de rideau… Pour cause, cette pièce adapte les poèmes d’un auteur présumé d’un féminicide, survenu en février 2007.
S’enclenche une série de flashbacks temporels. Retour à cette nuit de 2007. Martine Russolier meurt, défenestrée. Issa Comparé venait de passer la nuit avec elle, suite à leur rencontre sur une application. Il a appelé les secours et se présente au commissariat délibérément pour livrer son récit de la soirée. Jeune homme racisé et ex-membre d’un mouvement radical, Issa est un coupable idéal alors que Martine est la fille d’un homme politique d’extrême droite.
Les scènes commencent à se superposer, dans cette structure partagée entre 4 espaces avec leurs parois vitrées modulables. Dans le premier, s’ensuit un interrogatoire musclé d’Issa en 2007 par l’archétype d’un policier violent avec au bout, des aveux et une condamnation. Une première boucle apparaît. Dans le deuxième espace, on assiste à une émission culturelle aujourd’hui où « experts » philosophes débattent du rôle de l’art avant l’interview d’une réalisatrice féministe militante, qui finit en pugilat avec une des journalistes dès l’évocation de l’affaire Russolier. Apparaît enfin un atelier où un homme passionné initie son apprentie à la restauration d’une peinture, un tableau russe déchiré violemment par un visiteur fanatisé.
Chaque pièce du puzzle commence à s’emboîter, le récit prend de l’épaisseur. Il ne s’agit plus de s’attarder sur le fait divers en lui-même mais surtout à ce qu’il provoque sur l’entourage : de cette rencontre entre ce restaurateur d’œuvre et son apprentie naît la reconstruction entre un frère ramené à une identité qu’il voulait balayer et une sœur témoin de violences intrafamiliales. Ici il est question de balayer le sensationnalisme, la passion « true crime » et l’attrait de la récupération politique ; s’exerce devant nous le procès du traitement médiatique avec les codes de la science-fiction et du dystopique. L’emprunt paraît ici plutôt mesuré contrairement au succès Denali présentée la saison dernière où l’envie d’injecter l’ADN Netflix glaçait le sang et obstruait les vrais enjeux. Amann s’empare d’une affaire fictive pour mener un questionnement sur des sujets de société : le racisme systémique, les combats féministes et écologistes ou encore le faire ensemble…
Le sens est dense et la mise en scène intelligente. L’espace est inversé avec le fond de scène qui devient plateau et inversement, la musique de Léon Blomme mène la danse dans ce tourbillon à l’écriture chirurgicale et poétique qui fait écho avec les mots d’Amanda Gorman, poétesse américaine et militante anti-raciste découverte lors de la cérémonie d'investiture de Joe Biden en janvier 2020. Le tout servi par une interprétation des comédien.ne.s nourrie d’une grande noirceur avec quelques entailles de douceur.
Dans le contexte du deux poids deux mesures des affaires les plus médiatisées en ce moment, en l’occurrence le procès des viols de Mazan et le féminicide de Philippine, la question pour cette dernière semble plus relever de la régulation de l’immigration et des OQTF et non pas de la lutte contre les violences de genre et les moyens mis à disposition, cette pièce résonne d’autant plus…
Crédits photos : Christophe Raynaud de Lage / Pierre Planchenault
Lieux Communs
Écrite et mise en scène Baptiste Amann
Interprétée par Océane Caïraty, Alexandra Castellon, Charlotte Issaly, Sidney Ali Mehelleb, Caroline Menon-Bertheux, Yohann Pisiou, Samuel Réhault et Pascal Sangla
2h30
Théâtre public de Montreuil - Centre dramatique national (Seine-Saint-Denis)
Jusqu’au 10 octobre
En tournée :
-Le Zef, Scène nationale de Marseille
les 16 et 17 octobre
-La Comédie de Béthune, Centre dramatique national
du 27 au 29 novembre
-Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine
du 5 au 8 février 2025
-Théâtre de l’Union, Centre dramatique national du Limousin, Limoges
les 13 et 14 février 2025
-La Comédie de Saint-Étienne, Centre dramatique national
du 18 au 21 février 2025
Jade SAUVANET