Interview cinéma : Michel Hazanavicius pour "La Plus Précieuse des marchandises"
Le fait qu’il s’agisse davantage d’une histoire sur les Justes que sur les camps, un mouvement des ténèbres vers la lumière qui révèle ce que l’homme peut avoir de meilleur, m’a décidé à franchir le cap.
La Plus Précieuse des marchandises marque vos débuts dans l’animation. Cela faisait-il longtemps que vous aviez envie de vous essayer à ce cinéma ?
Michel Hazanavicius : Non, c’est vraiment l’adaptation du livre de Jean-Claude Grumberg qui m’y a conduit. Car elle ne pouvait se faire que de cette manière. J’ai déjà porté un projet d’animation auparavant à destination d’un public plus enfantin, plus familial, mais sans jamais qu’il se concrétise. L’animation prend tellement de temps qu’il faut vraiment que le projet que vous développez en vaille la peine.
Or j’ai été bouleversé à la lecture du roman de Jean-Claude Grumberg. Je ne pouvais pas passer à côté. Il se trouve qu’il touche aussi à un domaine qui jusque-là était pour moi de l’ordre de l’intime : le dessin que je pratique en amateur depuis des années.
Là j'ai fait ce film en animation non pas parce que je voulais faire un film d'animation JE l'ai fait parce que ce film là devait se faire penser donc j'ai pas cherché
Mais je ne suis en aucun cas un spécialiste de l’animation. J’en consomme comme tout le monde, en simple spectateur.
Le dessin c'est pour vous un moyen d'expression qui vous accompagne régulièrement ?
MICHEL HAZANAVICIUS :
Non c'est pas vraiment un moyen d'expression Parce que dans moyen d'expression Il y a l'idée de s'exprimer Et donc de montrer des dessins et moi c'est plutôt, avant le film en tout cas, une pratique que je comparerais plus à La méditation.
Je suis beaucoup plus beaucoup plus intéressé et attiré par l'acte de dessiner plutôt que par le fait d'avoir un dessin finalisé à montrer.
Pendant très longtemps je jetais tous mes dessins parce que dessins parce que parce que je m'en foutais de montrer en fait c'était pas fait pour ça. Et c'est Bérénice qui m'a un peu poussé à garder et à les montrer...
Mais moi j'ai Toujours storyboardé tous mes films donc j'ai La pratique du dessin et puis je peux me servir du dessin pour communiquer sur un plateau, par exemple pour parler avec une chef costumière.. Mais mais ça restait dans le domaine du travail de préparation
Là c'est la première fois que je me servais du dessin concrètement pour concevoir un film de A a Z.
Réaliser un film d’animation a-t-il fondamentalement changé votre manière de travailler ?
MICHEL HAZANAVICIUS
Il y a toujours trois temps dans l’écriture de mes films. Le scénario, le tournage et le montage. Pour respecter ce mouvement, une fois l’écriture terminée, j’ai organisé un tournage de quinze jours avec trois ou quatre acteurs, sans décor, sans figurant.
J’ai fait un montage du résultat. Et grâce à cela, j’ai eu quasiment à l’image près le film tel qu’on peut le voir aujourd’hui. J’ai élaboré un story-board à partir duquel, pendant des semaines, ceux qui travaillaient avec moi ont pu me questionner sur chacun des plans. Ce qu’on ne fait jamais dans un film « classique ».
Quand avez-vous découvert le livre de Jean-Claude Grumberg ?
MICHEL HAZANAVICIUS : Je l'ai découvert Avant même qu’il ne soit publié ! Il se trouve que Jean-Claude est le meilleur ami de mes parents depuis qu’ils ont 15 ans ! Nous sommes donc très proches.
Un jour, il a envoyé son texte à Robert Guédiguian en lui disant qu’il y avait peut-être une adaptation à en tirer.
Robert lui a tout de suite dit qu’il ne saurait pas le faire mais l’a passé à son associé chez Ex Nihilo, le producteur Patrick Sobelman. Et c’est quand ils se sont rencontrés que Jean-Claude lui a glissé que je dessinais et qu’il devrait m’en parler. J’ai donc lu les épreuves avant publication et j’ai eu la sensation d’avoir un classique entre les mains !
Sauf que les grands livres ne font pas forcément de grands films. Ils ne sont pas, loin de là, les plus simples à adapter. Je m’étais toujours dit que je ne ferais jamais de film sur la Shoah, sur la représentation des camps.
J’ai pu tourner autour de la question en participant à l’écriture de Tuez-les tous !, un documentaire sur le Rwanda, ou en faisant The Search sur la Tchétchénie. Mais je ne me voyais pas m’en emparer frontalement.
Pourquoi raconter cette histoire dans un film d’animation ?
Depuis Shoah de Claude Lanzmann [documentaire fleuve sur le génocide de la Seconde Guerre mondiale, sorti en 1985, ndlr] il y a un vrai enjeu de représentation des camps, avec notamment des interdits de fiction.
Aujourd’hui, on est dans un moment de bascule : les survivants disparaissent, la jeune génération ne s’intéresse plus vraiment à cette histoire.
La question de comment on la raconte se pose à nouveau. Le fait que la fiction s’empare de cette histoire est inéluctable et l’animation me semblait être un très bon moyen de suggérer les choses. Selon moi, la suggestion est le bon chemin à suivre. Ça permet de laisser entrevoir ce qui s’est passé, sans avoir des représentations obscènes de choses très compliquées à montrer.
Qu'est-ce que ça change de ne pas travailler en prise de vues réelles ?
MICHEL HAZANAVICIUS :Du point de vue de la narration, rien.
Du point de vue du processus, tout. Pour quelqu’un qui vient du live, le processus est un peu long mais très intéressant. On ne fait pas de la direction d’acteurs, on fait de la direction de personnages. Les outils ne sont pas du tout les mêmes.
À quel moment de la conception du film arrivent les premiers dessins ?
Très tôt. Dès le début de l’écriture. Mais ils n’ont pas grand-chose à voir avec ceux du film car il a fallu se confronter avec une industrie, ses usages, ses manières de travailler, que j'ai du apprendre à connaître au fur et à mesure.
Comment avez-vous imaginé l’univers visuel du film ?
MICHEL HAZANAVICIUS :
Quand j'ai lu le livre, j'ai eu l'impression que l’histoire avait toujours été là et que Jean-Claude Grumberg n’avait fait que l’écrire. J'ai voulu retrouver la même sensation. Comme si le film était un souvenir que j’avais fait ressortir. Alors j’ai cherché des images dans la peinture française du XIXème siècle, notamment les tableaux de Courbet.
Et puis, en Russie, à la fin du XIXème siècle, le Tsar Nicolas II avait envoyé des peintres faire une topographie des provinces russes. Je me suis aussi inspiré de ces tableaux pour les personnages.
Mais c’est en voyant des estampes japonaises qu’avec Julien Grande, le directeur artistique, on a eu l’idée de partir sur un style de dessin proche de la gravure. C’est avec des gravures qu’on illustre les beaux livres, c’est cohérent avec l’esprit du conte.
On dit souvent qu’adapter c’est trahir. Quels sont les grands changements que vous avez opérés par rapport à l’œuvre de Jean-Claude Grumberg ?
MICHEL HAZANAVICIUS :
Il n’y a pas d’énormes changements. À deux éléments essentiels près. Dans le livre, l’histoire du père qui abandonne son bébé et celle des bûcherons qui le recueillent avancent en parallèle.
Moi, j’ai créé un mouvement qui part du conte, qui assume son côté « il était une fois » avant que, petit à petit, la réalité s’immisce dans l’histoire à travers les yeux des personnages.
Et j’ai aussi changé la scène des retrouvailles finales entre le père et sa fille. Dans le livre, il lui souriait, elle lui souriait et il repartait. J’ai ressenti le besoin de montrer le rejet de la petite fille, et que le père comprenne à travers les yeux de son enfant ce qu’il est devenu – un être totalement déshumanisé.
Cette scène le pousse à choisir de refaire le même sacrifice qu’au début du film.
Malgré sa dimension dramatique, le récit contient des touches d’humour. Pourquoi avoir eu envie d’y incorporer des éléments de comédie ?
J'ai surtout essayé de respecter l'esprit de Jean-Claude Grumberg. Dans ses écrits, il y a toujours une forme d’élégance ou un souci d’être poli avec le public. Comme s’il se disait qu’il fallait tout de même un peu les faire sourire. Pour moi, cette histoire n’est pas un drame. Elle est solaire, elle va vers de belles choses. Mais effectivement, face à une histoire qui peut paraître lourde ou profonde, pouvoir respirer avec des choses plus légères fait du bien. Par goût, je respire mieux quand il y a de la comédie.
Comment avez-vous créé ce que vous redoutiez sans doute le plus : les scènes dans les camps ?
C’est en effet là que se situait pour moi l’enjeu graphique principal du film. Premier point essentiel : c’est l’animation qui a rendu la chose possible. Sans quoi je ne m’y serais jamais aventuré. Mais ce n’est pas parce qu’on passait par l’animation que tout était réglé. L’animation permet simplement d’être plus symbolique : quand ce père arrive dans le charnier, dans ce que j’appelle le royaume des morts, j’ai par exemple choisi de passer d’une image animée à une image inanimée.
Ces dessins figés symbolisent la mort avec des êtres aux visages inertes comme s’ils étaient recouverts de masques. J’ai aussi toujours voulu mettre des filtres – de la neige, de la fumée… – dans ces scènes pour arriver à une forme d’abstraction.
Ma grande crainte était de verser malgré moi dans le tire-larmes. Pour l’éviter, je ne devais jamais prendre les choses de manière frontale. Le maître mot fut la suggestion. Il ne faut jamais perdre de vue que si on montre ce qui s’est réellement passé, c’est insoutenable ! Et que si, pour l’éviter, on montre autre chose, on tombe dans le révisionnisme. La suggestion reste donc la seule clé.
Le regretté Jean-Louis Trintignant prête sa voix au narrateur du récit. Quand est-il arrivé sur le projet ?
Dès qu’on a pris la décision que le narrateur interviendrait dans le film et qu’on resterait fidèle à la forme du conte, du « il était une fois ». Pour moi, ce narrateur ne pouvait être que Jean-Louis Trintignant.
D’abord parce que c’est la plus belle voix du cinéma français et qu’elle allait donc épouser à merveille le côté « classique instantané » dont je parlais plus tôt. Mais aussi parce qu’elle est chargée d’une humanité incroyable, fruit de tout ce que Jean-Louis a traversé.
C’est la voix d’une vieille âme. Je suis tellement heureux qu’il ait accepté.
On a enregistré dès qu’on a pu finir l’adaptation. Et j’ai écouté régulièrement sa voix pendant les quatre années de fabrication qui ont suivi. Il m’a raconté des aspects intimes de son enfance, de la guerre, de l’immédiat après-guerre.
On s’est très bien entendus. Il m’avait demandé s’il pouvait intégrer ce texte à son spectacle, je lui avais évidemment dit oui, mais hélas, la maladie l’a rattrapé et il n’est plus remonté sur scène. C’est une rencontre que je n’oublierai jamais.
Retrouvez notre chronique du film ci dessous
"Il était une fois, dans un grand bois, un pauvre bûcheron et une pauvre bûcheronne" Dans un grand bois, vivent un pauvre bûcheron et une pauvre bûcheronne en mal d'enfant. Tout près, une lig...
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