Interview / Rencontre avec Mariana Otero, pour la sortie en DVD de son film sur Nuit Debout
Comme lundi dernier, avec la (primo) réalisatrice du film " La fête est finie", on commence la semaine par une interview d'une cinéaste française, qui, elle, n'en est pas à son coup d'essai, loin de là, puisqu'il s'agit de Mariana Otero.
Après sa sortie au cinéma en octobre dernier ( voir chronique ici même) , le film de Mariana Otero sur Nuit debout a débarqué en DVD et VOD le 6 mars dernier .
L’occasion idéale pour discuter avec sa réalisatrice sur la genèse de son film et de faire un petit bilan quelques mois après sa sortie en salles.
INTERVIEW BAZ'ART
10 QUESTIONS A MARIANA OTERO , REALISATRICE DE L'ASSEMBLEE
Baz'art : À quel moment de Nuit Debout êtes-vous arrivée précisemment? Est-ce un mouvement que vous avez suivi depuis ses prémisses ?
Mariana Otero : Ah oui tout à fait, je suis arrivée au tout début du mouvement, soit un mois avant le 31 mars.
J'étais là en tant que simple citoyenne, si je peux dire : je voulais militer et je suis entrée dans la commission "communication", qui me semblait le plus correspondre à mes aspirations et à mon statut de cinéaste.
Mais quand le mouvement a été proclamé le 31 mars, j'ai eu l'impression qu'un événement historique se créait devant moi qu'il fallait à tout prix que je témoigne de cela par le biais de ma caméra, le moyen d’expression que je connais évidemment le mieux.
Pour cela, il était nécessaire pour moi de rejoindre l'assemblée ainsi que la commission qui avait en charge son fonctionnement, ceci, afin de mieux comprendre le dispositif d'organisation d'un tel mouvement, au vu de l'angle d'approche que j'avais choisi pour faire mon film.
Baz'art : Et cet angle, quel est il précisément ? Quelle idée principale avez-vous eu envie de dégager de votre expérience à Nuit debout à travers "L'assemblée"?
Mariana Otero : Assurément le fait que Nuit Debout ait permis à chaque citoyen de se réapproprier la parole dans le débat politique, qui est, d'après moi, bien plus essentiel que l’action qui aurait pu en découler.
Les citoyens de cette Assemblée se sont totalement réapproprié une parole confisquée par les élites : une parole libre, hésitante, parfois contradictoire, mais passionnante à écouter....
Et c’était très important pour moi de filmer tous ces moments-là, ceux concernant l’organisation ou la non organisation d’un vote, montrer les différentes règles du temps de parole, l’importance des modérateurs…
L’organisation du collectif, c'est vraiment un sujet qui me passionne depuis que je fais du cinéma, et je l’ai ici assez rapidement choisi de l’aborder à travers ce qui faisait le cœur battant de ce mouvement, la parole et sa circulation. Comment parler ensemble sans parler d’une seule voix ?
Telle était une des questions fondamentales de Nuit Debout, et telle serait ainsi la problématique de mon film, une question que j'ai eu envie de traiter frontalement, au fil des jours, sans le moindre filet. de sauvetage si je peux dire.
Baz'art : On comprend évidemment votre point de vue, mais du coup, on voit très peu de concret dans les différents sessions que vous filmez. Au bout d'un moment, le film donne l'impression que Nuit debout a tendance à tourner en rond et à rester dans une rhétorique un peu laborieuse et donner du grain à moudre à ceux qui ont pu trouver que leur productivité politique était nulle. Est-ce que vous n'êtes pas vous dit qu'en filmant autre chose, par exemple les autres commissions, vous aurez pu montrer que les membres de nuit debout étaient aussi dans le concret?
Mariana Otero :
Si, j’ai bien pensé à un moment que j’aurais pu aussi montrer la commission travail, par exemple, qui faisait quelques propositions concrètes pour contrecarrer la Loi El Khomri, mais dans ce cas là, j’aurais perdu le fil de mon discours et de mon projet.
Mon but n’est pas de montrer tout Nuit Debout mais d’en proposer une interprétation subjective et personnelle. Il fallait une structure et un angle bien précis pour que le film tienne sans personnage et sans papillonner d'une commission à une autre.
J'avais envie d'aller voir ailleurs, mais j'ai fait des choix, radicaux mais cohérents, selon mon point de vue.
Je tenais vraiment à rester sur ces commissions là pour toucher du doigt ce qu’on montre rarement, à savoir comment, à travers la parole et l’écoute, le collectif accueille l’individu, et omment celui ci peut se mélanger avec le groupe.
Comment conjuguer le singulier et le pluriel, sans chef, sans représentants, en acceptant chacun dans sa singularité? : c'est ce qui m'a vraiment émue sur la place et je le répète, c'est ce qui m'interroge dans tous mes films, même ceux qui avaient l'air très éloigné de ce sujet là .
Par ailleurs, pour répondre à l'autre partie de votre question, sans doute en effet que le mouvement donne l’impression de tourner un peu en rond et de ressasser, mais pour moi ce n’est pas signe d’un échec.
À mes yeux, Nuit debout n’avait pas vocation à produire des actions politiques, c’était même l’absence de production qui en faisait un de ses fondements…
L’objectif de ce mouvement, c’était vraiment que chacun reprenne une parole qui avait été jusqu’à présent confisquée par les élites et ces représentants du peuple qui ne le représentent pas vraiment, et en cela, Nuit Debout est une vraie réussite.
Baz'art : Et pourquoi avoir montré des séquences de violences policières qui tranchent justement sur ce travail autour de la circulation de la parole ?
Mariana Otero : Au départ, suivant ce qu’on vient de dire, je m'étais dit que je n'allais filmer que la place de la République, le travail de réflexion et pas les actions et les marches …
Puis, j'ai commencé à m'aepercevoir assez vite que la police voulait empêcher la parole de se faire.
Et il était dès lors impossible pour moi de ne pas montrer comment la violence policière empêche justement la libre circulation de la parole, en arrêtant la sono ou en empêchant les gens de filmer alors que c’est un droit pour tout un chacun.
Parallèlement à cette soif de démocratie et de réinvention, la violence de l’état, avec un gouvernement qui utilisait le 49-3 et voulait, en plus, empêcher la parole d'avoir lieu et de se diffuser par des médias autre que traditionnels, devait être montrée, et si je ne l’avais pas gardé dans mon film je m’en serais énormément voulue.
Baz'art : Pourquoi avoir opté pour ce choix assez déroutant de ne pas suivre des personnages et de ne jamais invidualiser le mouvement, contrairement à vos films précédents dans lesquels vous suiviez plusieurs personnages ? J'imagine que réaliser le montage du film, sans pouvoir se rattacher à une structure narrative traditionnelle n'a pas du tout être facile à mettre en place, non?
Mariana Otero : En effet, ce choix a été difficile à mettre en œuvre d’un point de vue de construction narrative, car les personnages constituent, qu'on le veuille ou non, un élément essentiel de la construction narrative, même dans un documentaire.
Mais en l’occurrence, choisir des personnages allait totalement à l’encontre de l’esprit du mouvement. Personne ne représentait ce mouvement car Nuit debout est purement une structure horizontale : quelqu'un prend la parole pendant deux minutes, puis retourne dans la foule.
De fait, s’intéresser à l’un des membres de ce groupe plus qu’à un autre, était totalement inadapté à ce qui se passait.
Sur la place, l’unité de « mesure » c’était la commission, des gens qui se rassemblent sans cesse : une ou un, plus une ou un autre, et ainsi de suite, sans exclusion et liste préétablie, il était donc essentiel de construire mon film de la même manière.
J’ai construit le tournage et donc le film avec, à l’esprit, cette intuition irréfragable.
Baz'art : Mais est-ce que, du coup, à l'issue des projections du film, des spectateurs ne vous ont pas fait part de leur frustration à ce niveau ? Certains ont dû se sentir un peu désarçonnés par cette absence de ficelle narrative qui font partie de 99% des fictions et documentaires traditionnels, n'est ce pas?
Mariana Otero : En fait, il faut savoir que nos modes de récit coïncident avec notre fonctionnement politique. Ils sont construits sur des schémas avec un héros, un chef, une assemblée représentative et c’est donc normal que le mode de récit que je choisisse pour raconter Nuit debout suive cette tentative d'aller vers autre chose...
Des retours négatifs de spectateurs, j’en ai eu très peu, mais vous savez, contrairement à ce que vous pensez, les gens ne sont pas du tout réticents à voir des propositions différentes en terme de narration.
Ce sont les financeurs, les chaines de télévision, qui sont très craintives dès qu’on sort un peu du cadre, le public, quant à lui, est bien moins frileux...
A la veille de la sortie du DVD ( l'interview a été réalisée le 5 mars dernier) quel est votre état d'esprit.? Car L’assemblée est un film qui a sans doute plus vocation à être vu en salles et à être débattu, tant il prône la valeur du dialogue et de la libération de la parole... Du coup, est- ce que le film ne perd pas un peu de sa portée en DVD?
Mariana Otero : Ah, disons que le DVD est une autre manière de voir les choses. Évidemment, présenter le film en séance spéciale, avec des débats et des intervenants avait beaucoup de sens pour le film, mais pour autant, la sortie en DVD reste fondamentale, ne serait ce que pour tenter de toucher un grand nombre de personnes qui ne vont pas dans les salles de cinéma mais qui aiment pour autant des projets singuliers qui disent quelque chose sur notre société.
Et puis, le visionnage en DVD n’implique pas uniquement une vision individuelle, on pourrait envisager le fait que certaines écoles comme Science Politique ou EHSS décident de montrer le DVD du film à leurs élèves, car, à mon sens "L’assemblée" est un point de départ important pour ouvrir la discussion.
Baz'art : Sincèrement, Mariana, quel bilan auriez-vous envie de tirer de Nuit Debout, deux ans après son début, à l’heure où Macron est au pouvoir dans une société, soumis aux dictats du marché, tandis que sur le plan du système démocratique aucune des pistes du film n'ont concrètement abouti. Parvenez vous à rester encore optimiste, ne considérez vous pas que Nuit Debout n’aura pas servi à grand-chose ? Et honnêtement, entre nous, n’avez-vous pas de pincement au cœur allez du côté place de la république?
Mariana Otero : Bien sûr que j’ai un petit pincement au cœur quand je vois la place de la République vide alors qu’elle a été la source d’embrasement et d’emballement pendant plus de 4 mois, mais non , je n’arrive pas du tout à percevoir le mouvement comme un échec, comme certains et notamment les médias auraient envie qu'il soit.
Je n’ai jamais envisagé que Nuit debout puisse résoudre en à peine trois mois tous les problèmes qui se posent depuis des décennies à notre fonctionnement démocratique.
Ensuite Nuit debout ne s’est pas totalement interrompu. Très concrètement, des groupes et des réseaux, qui s’étaient créés à cette occasion continuent de se rencontrer mais de manière souvent cachée, ou sur le web, pour la bonne et simple raison que la répression policière et étatique dont je viens de parler est de plus en plus forte et annihile toute volonté de manifester.
Mais plus profondément, Nuit debout aura marqué une génération et surtout elle aura contribué à politiser toute une frange de la population qui s’était éloignée de la politique et ça, c’est vraiment très précieux…
Baz'art : Dernières questions par rapport à ceux qui ont pu voir le film : est-que tous les participants à Nuit Debout qui ont vu le film ont- il été séduit par le résultat final, et surtout ont-ils retrouvé l’esprit du mouvement tels qu’ils l’avaient eu même ressenti ?
Mariana Otero : Lors des projections débats qui ont eu lieu, on a réussi à faire venir quasiment tous les intervenants, du moins les plus médiatiques que l’on voit dans le film, excepté François Ruffin, trop pris par son poste de député à l’assemblée nationale.
Certains des intervenants médiatiques, comme Frédéric Lordon, commentent d’ailleurs le film dans les bonus du DVD et apportent des éclairages pertinents à mon film.
Si ce n’était pas évident pour tout le monde de voir ainsi représentée le mouvement qu'ils ont vécu de l'intérieur, globalement, ils m' ont semblé être très satisfais, et ont bien compris dans l’ensemble l'esprit qui a guidé la conception de mon film du début à la fin.
Baz'art : Et parmi les détracteurs du mouvement, est-ce que certains sont allés en salles voir le film?
Mariana Otero :Ah il est certain que, parmi les vifs opposants au Mouvement, peu d'entre eux sont venus voir le film.
En général on ne va pas au cinéma voir quelque chose dont les valeurs du film nous semblent contraires aux notres (sourires), mais pour autant, certains débats ont été animés et il ya eu aussi son lot de contradicteurs, je vous rassure (sourires) ....
Baz'art : Vous l'aurez compris, "L'assemblée" est un film passionnant à plus d'un titre et pourra séduire autant les activités du Mouvement que ceux qui sont plus mesuré..
Merci Mariana pour toutes ces précisions et longue vie à l'assemblée et à vos prochains films!
Bonus du DVD :
L’édition DVD est accompagnée d’un entretien avec la réalisatrice ainsi que par des extraits de débats qui ont fait suite à la projection du film au moment de sa sortie. Ces interventions prolongent la réflexion sur le mouvement, ses suites et de nouvelles formes de démocratie.
– Loïc Blondiaux, Professeur et chercheur en science politique à la Sorbonne
– Frédéric Lordon, Chercheur au CNRS
– Mathilde Larrère, Historienne à l’Université Paris XIII
– Monique et Michel Pinçon-Charlot, Sociologues
– Philippe Urfalino, Directeur de recherche au CNRS
– Yves Sintomer, Professeur de science politique à l’Université Paris VIII
Vous trouverez toutes les informations sur le film sur son site