Critique cinéma :Tiempo después de José Luis Cuerda : le monde d'encore après
Alors qu'au sortir du déconfinement, chacun se plaît à imaginer le « monde d'après », à en poser les premières pierres ou à ronger les anciennes fondations, la sortie de Tiempo Despuès nous rappelle que le cinéma l'a largement pensé, filmé et anticipé.
Dans cette veine, les farces répondent aux fresques science-fictionnelles souvent sombres, par un élan comique et enthousiaste, une folie permise au créateur ravi de pouvoir, à l'écran, construire un nouveau monde de toute pièce, surtout avec celles de celui qu'il connaît.
Imaginer le futur est en effet une manière d'éclater le présent en possibles, qui le reflètent. Ces mondes, aussi fantaisistes et différents soient-ils, contiennent tout entier le présent car ils sont pensés à partir de lui, ici et maintenant.
Décédé le 4 février 2020 à 72 ans, le démiurge José Luis Cuerda n'aura pas eu l'occasion d'en croquer plus de ce monde d'après, qui ressemble furieusement à celui d'avant, mais il en a vu suffisamment pour livrer une farce dystopique gentiment féroce et furieusement loufoque.
De la première loufoquerie de Tiempo Despuès découlent toutes les autres. Il s'agit du bond en avant que nous propose José Luis Cuerda en nous propulsant en 9177, dans un futur pas du tout proche donc, à la rencontre de nos descendants, survivants de quelque 8636 guerres mondiales et 36 conflits spatiaux (estimés par le cinéaste lui-même, dans sa grande acuité) qui ont mené l'Humanité à la quasi extinction.
Les hommes et femmes restants se divisent en deux classes : ceux qui se confinent dans une immense tour aseptisée, plantée en plein milieu du désert, occupant chacun une petite pièce dans laquelle il exerce une fonction bien précise : barbier, soldat, policier ou encore berger, et les chômeurs, rejetés dans les marges d'une forêt où l'ont se serre les coudes avec un peu plus de chaleur.
L'harmonie clinique de la tour, une Espagne en modèle réduit, conservée par l'armée, le Roi, le maire et l'Église est bientôt rompue lorsque José Maria, un chômeur, a l'idée délirante de se mettre au travail en vendant de la limonade dans les couloirs de la tour.
Le saut vertigineux dans le temps opéré par José Luis Cuerda lui permet donc toutes les fantaisies qu'un futur trop proche aurait rendu peu vraisemblables.
Le changement de mœurs, d'état d'esprit et de culture est radical si bien que tout nous échappe de prime abord, du fait d'une déconstruction apparente des échanges entre les individus, du renversement des clichés tels que nous les connaissons, permise par le temps écoulé : au milieu d'une assistance exclusivement masculine, un barbier y va de son poème fleur bleue pour faire rire la bande, au lieu des habituelles blagues potaches et graveleuses.
On échange au quotidien des tirades techniques et métaphysiques, dans une langue précieuse et poétique.
Cependant, sous l'épaisse couche de comique absurde, on devine bien que ces êtres et leurs idées sont de notre monde, tordus, boursouflés pour apparaître dans toute leur cruauté : l'impérialisme Yankee, la révolte conforme des jeunes, l'inconscience des masses, la loi implacable de la concurrence pure et parfaite, la violence de la crise économique et politique, l'ambivalence de l'Église... tout ce que l'Espagne, et a fortiori l'Europe, a connu de petits faits et de grands chambardements socio-économiques récents sont ramassés et passés à la moulinette grotesque de Cuerda, avec un plaisir partagé par le spectateur.
Cependant, le ronron avec lequel est écrit la révolte du Spartacus presseur de citrons José Maria, qui entraîne à sa suite tous les chômeurs sortis du bois, et un rythme court sur pattes empêchent de goûter autre chose qu'une suite de coups de boutoir, certes excellents, pour moquer notre monde contemporain.
Dans cette entreprise finalement amusante, José Luis Cuerda a embarqué tout ce que l'Espagne compte de talents, aperçus dans les multiples séries et long-métrages qui permettent aujourd'hui au pays de briller, pour faire vivre un texte excentrique, multiple, bizarre, dont le cinéaste a d'ailleurs tiré un roman sorti en 2015 avant de finir par le tourner.
On retrouve ainsi Roberto Álamo, dans la peau du héros, et Antonio de la Torre, dans celle d'un prêtre à la gâchette facile, deux acteurs qui formaient le duo de l'excellent Que Dios nos perdone de Rodrigo Sorogoyen, Blanca Suárez (Les Demoiselles du téléphone, La Piel que Habito) ou encore Carlos Areces (Balada Triste).
Tiempo después de José Luis Cuerda, en salles le 22 juillet 2020, Tamasa Distribution