Interview de Félix Moati pour son film Deux fils : " Se confronter au réel, c’est s’effondrer. "
Le comédien Félix Moati, qu'on a adoré dans Gaspard va au mariage, À trois on y va et Hippocrate. coiffe, en ce début d'année 2019, la casquette de réalisateur pour "Deux fils", son premier long-métrage, sorti en salles il y a tout juste une semaine.
Un film qu’il est venu nous présenter en avant-première sur Lyon avec son comédien Vincent Lacoste lors d'un échange passionnant et particulièrement sympathique.
Félix Moati dévoile de très touchants portraits d'hommes de trois générations différentes en proie à des questionnements existentiels dans un état des lieux finement senti et jamais démonstratif de la condition masculine aujourd’hui, à trois âges de la vie.
Un film qui mêle subtilement gravité et humour et d'un excellent casting avec le touchant Benoit Poelvoorde, l'impeccable Vincent Lacoste, la révélation Mathieu Capella et l'épatante Anaïs Demoustier.
Comme le film nous a emballé, on a eu envie de lui poser quelques questions et il s'est largement pris au jeu :
INTERVIEW FELIX MOATI BAZ'ART POUR LE FILM "DEUX FILS "
Baz'art : "Après Suzanne", votre précédent court-métrage, a beaucoup de points communs avec votre long métrage, notamment par le biais du même personnage principal de Joachim joué par Vincent Lacoste, qui a également du mal à se remettre d'un chagrin d'amour causé par une certaine Suzanne. Etait-ce une volonté assumée de votre part de prolonger l'aventure de ce court qui a connu un certain succès ?
Félix Moati : A vrai dire, ce n'est pas exactement la même chose. Pour moi, on est dans deux films totalement indépendants et autonomes l'un de l'autre..
Je vous l'accorde, les deux films ont le même personnage, Joachim joué par Vincent, qui a un peu la même peur du vide. Il faut dire que j 'avais en effet eu grand plaisir à filmer sa vie et j'ai eu envie de lui inventer un père et un frère , ce qui est un peu la génese de Deux Fils, mais en fait tout part de ma grande affection pour Vincent ( Lacoste) j'avais eu un plaisir fou à le filmer dans Après Suzanne et j'ai eu envie de prolonger ce plaisir...
Baz'art : Mais c'est quoi ce lien irréfragable qui vous rattache autant à Vincent?
Félix Moati : Pour moi, Vincent Lacoste est de la même famille d’acteurs que Bill Murray, Marcello Mastroianni : faire un film avec eux, c’est faire un film sur eux.
Pour le moment, j'ai vraiment cette volonté d'écrire pour quelqu'un qui m'est proche comme Vincent, et je trouve que Vincent c'est vraiment quelqu'un qui appelle la création, le romanesque, on a trop envie d'inventer des histoires autour de sa personnalité.. On met une caméra devant lui et on a une fiction, ca a été le cas avec "Après Suzanne" et maintenant avec Deux fils..
On peut faire dire des choses à Vincent qui ne passeraient pas chez d’autres acteurs, pour moi n'ayons pas peur des mots, c’est un vrai génie ( rires génés de Vincent Lacoste, un peu enrhumé , assis sur son canapé, juste à coté de Felix)
Baz'art : Et vous-même avez vous envisagé à un moment ou à un autre, de jouer dans votre film ?
Felix Moati : Non, pas du tout, en fait, le fait de ne pas jouer me protège et me met à distance.
Si j’avais joué le rôle de Vincent , puisque de tout évidence je n’ai pas l’âge de jouer le rôle de Matthieu (Capella) et pas encore celui de Benoit ( Poelvorde), il n’y aurait plus eu le plaisir de la fiction.
Il me fallait mettre cette distance entre le sujet et moi même et cela passait par ne pas choisir au casting, même si on me faisait un peu pression pour cela ( rires)
Baz'art : Comment définiriez-vous la tonalité un peu particulière de votre film, qui n'est pas vraiment un drame ni totalement une comédie?
Felix Moati : Pour moi, la tonalité du film se trouve justement entre ces deux pôles , à la fois grave et légère car j' aime cet état intermédiaire qu'on retrouve beaucoup dans la vie .
La première séquence du film, lorsque les personnages vont choisir le cercueil du défunt, donne d'emblée la couleur que j'ai eu envie de mettre dans mon film, il faut dire que la simple présence de Benoît Poelvoorde nous protège du tragique.
C'est d'ailleurs pour cette raison que je tenais absolument à l'avoir, une fois que le comédien qui était prévu au départ (Gérard Depardieu) nous a laché sur ce projet.
Benoit a cette faculté folle à apporter de la comédie et de la tendresse et d'éclairer mon film comme je voulais qu'il soit éclairé.
Baz'art : On sent que vous les aimez particulièrement, vos personnages, même, et surtout, à travers leurs faiblesses, n'est ce pas?
Felix Moati : Ah oui, tout à fait : je tenais absolument à sonder une masculinité qui est tout sauf triomphante, et forcément mes personnages allaient avoir plus de travers que de qualités, mais c'est vraiment cela qui me plait.
Par exemple, ils sont tous un peu mégalos, mais c'est un trait de caractère qui me touche beaucoup, parce que j’aime bien les gens qui demandent trop à la vie.
C’est aussi une manière de ridiculiser Joachim lorsqu’il se répète dans sa voiture, sous une pluie battante : « Je serai le plus grand psychanalyste du monde » Joachim peut sembler ridicule, mais son désir n'en garde pas moins une certaine noblesse.
J’aime les personnages de chevaliers dans le vide qui portent en bandoulière leurs désirs et leurs fantasmes ; je les trouve héroïques et émouvants.
Baz'art : Vous parlez de cette masculinité non virile que vous souhaitiez aborder et qui est effectivement très prégnante dans votre film. Pourquoi une telle obsession?
Félix Moati : Disons qu'à l'origine, je tenais, à travers mon film, interroger les fonctions de père, de fils et de frères, trois piliers de la masculinité, et en parlant de masculinité, il est certain que je ne suis pas du tout familier d’une masculinité virile.
On le voit bien avec les débats actuels : cette question de la virilité est dépassée et je pense que c’est l’obsession de notre époque, d’où a résurgence de tous les fascismes et tous les populismes à travers le monde.
Pour moi la démocratie, c’est de la féminité et de la masculinité fragile. En fait, je crois vraiment à cet idée qu’on est jamais “plein de soi-même” mais qu’on a besoin des autres. Le père a besoin de ses deux fils, ils ont besoin les uns des autres, c'est vraiment ce collectif, et cette solidarité en fait qui fait le nerf de mon film.
J’ai le désir du collectif,c’est le vrai sujet du film plus encore que cette masculinité dont on parlait . Mes personnages finissent par se rendre compte qu’ils ne peuvent rien faire sans les autres.
On cherche tous quelqu’un pour se consoler, pour rendre la vie plus supportable, et c'est cette idée là qui irrigue tout mon film, je pense.
Baz'art :Ce sens du collectif et ces proches qui s'aident les uns les autres, il est dans le propos du film et également dans la conception même de votre long métrage puisque vous avez fait tourner vos amis- Vincent, Anaîs ( Desmoustier) notamment, sans parler de votre frère, Victor, le photographe de plateau, et Irène, votre sœur,accessoiriste du film.
Félix Moati : Ah vous voulez que je vous dise quelque chose? Si je fais des films c'est avant tout car un tournage est le lieu de la fabrication collective.
J’ai développé très tôt une peur panique de la solitude et j’ai eu la chance immense de la contrer en rencontrant très tôt une sorte de bande très ouverte où chacun y est le bienvenu.
Cela vaut pour Vincent, Antoine de Bary, qui joue son pote dans le film, ou Anaïs (Demoustier.)...
Et par ailleurs, à partir du moment ou mon film parle de sentiments et de filiation à travers une famille, cela me semblait assez cohérent que mon frère et ma sœur soient là, à mes côtés, sur le plateau.
Et pour prolonger le propos, je trouvais intéressant qu’il y ait une différence de générations entre les membres de l’équipe technique, qu’ils apprennent les uns des autres, parce que c’est aussi ce que j’essaie de raconter à travers mon film.
C'est pour cela qu' Yves Angelo, chef opérateur à la centaine de films, cotoie des techniciens qui débutaient à peine. Deux Fils est un film là dessus, sur le passage de relais, ça m’intéressait de constituer dans les coulisses..
Baz'art : Pourquoi avoir fait de Joachim un étudiant en psychiatrie qui rêve de devenir psychanalyste, est-ce un hommage à Woody Allen, car on sait que vous aimez beaucoup le cinéaste et que votre film est assez allénien dans sa facture ?
Félix Moati : Merci, cette mention me fait forcément plaisir vu qu'effectivement j'aime beaucoup le cinéma de Woody Allen,;c’est sans doute le réalisateur qui m’obsède le plus, artistiquement et dans ma vie, mais non ce n'est pas vraiment pour cela que j'ai choisi cette vocation pour Joachim.
En fait, je voulais que mon personnage soit dans la réflexion sur l’autre. Il est très difficile de trouver un métier à ses personnages sans que cela devienne le sujet du film. Il fallait donc que ce soit une vocation, quelque chose de très important pour lui, mais aussi une vocation qu’il déserte. Et la psychanalyse, c’est juste un truc qui me passionne énormément.
Je lis beaucoup d’articles dessus, je suis moi-même en analyse, comme beaucoup de gens. Si la psychanalyse me passionne auttant, c'est sans doute parce que c’est quelque chose qui agrandit l’espace.
A ce propos, les textes de Freud mais sont très éclairants, composent une bonne part de ma vie ; c'est ainsi assez logique que je les intègre dans mon film .
Baz'art : La vraie révélation du film, c'est sans doute ce jeune acteur Mathieu Capella : comment avez vous fait pour le dénicher celui la ?
Félix Moati : C'est même la seule révélation du film, car les autres acteurs on les connait tous plus ou moins, et lui n'avait jamais joué. Nous l’avons découvert lors d’un casting sauvage à Asnières, dans le 92. J’ai rencontré énormément de jeunes garçons pour ce rôle et lui est arrivé avec son jeu naturel sidérant…
Mathieu ne voulait pas être acteur, mais je pense qu’il est condamné à le devenir. Sur le plateau, il était très attentif et curieux. Il est doté d’une vraie et profonde empathie, ce qui était fondamental pour jouer Ivan. Mes trois comédiens principaux cultivent en commun ce que j'appelle une « nonchalance concernée ».
Ils sont toujours totalement le personnage, mais en même temps, ils sont aussi eux-mêmes, et donc un peu à côté ce qui est une grande qualité à mes yeux.
Il n’y a jamais d’esprit de sérieux, ce n’est jamais affecté, on ne tombe jamais dans une gravité un peu ampoulée.
Baz'art : Votre film parvient d'ailleurs à cultiver ce ton toujours un peu décalé dont on parlait tout à l'heure, grâce à ces acteurs notamment, n'est ce pas?
Félix Moati : Oui , tout à fait, l'idée était vraiment de décaler les situations Ivan a 13 ans et j'aime lui mettre dans la bouche des dialogues parfois sophistiqués. Je trouvais ça drôle. .
L'idée qu’un petit de 13 ans ait des passions très sophistiquées, comme la pratique religieuse ou l’apprentissage du latin me réjouissait pas mal .
C’est cette idée de jouer avec les limites du sérieux et du risible. Moi à son âge, j’étais très religieux aussi. Mais ça a duré peu de temps en fait ( ourires).
Il est fasciné par la force et n’accepte pas l’effondrement de ses aînés. Il va donc chercher du côté de la religion et la force politique, en citant Poutine, pour donner un peu de structure au monde.
Je suis persuadé que tous les enfants de 13 ans sont des cœurs idéalistes et des fanatiques en puissance, qui n’acceptent pas la confrontation au réel. Pour moi, se confronter au réel, c’est s’effondrer.
Baz'art : Et comment avez-vous envisagé le personnage féminin principal interprété par Anaïs Demoustier, jeune femme assez libre qu'on voit peu dans le cinéma contemporain ?
Félix Moati ; Dans cet esprit en effet, je tenais à ce qu'Anaïs, que je connaissais bien, soit une fille parfaitement libre et infidèle et que cela ne soit pas un sujet en soi.
Dans la représentation de l’infidélité au cinéma, c’est parfaitement admis chez les hommes et on doit toujours le justifier pour les femmes.
Elle est séduite par Vincent et amoureuse de son mec sans plus de justification que ça et c’était très important pour moi. On culpabilise toujours trop les filles, et leurs désirs.
Baz'art : Paris est extrêmement bien filmé dans "Deux fils "avec une image de la capitale que j'ai trouvé assez loin des clichés..C'était important pour vous de rendre " justice" à cette capitale que vous connaissez si bien?
Félix Moati : Merci pour cette remarque, en effet, je tenais à filmer la ville où j’ai grandi, le siège de ma mémoire affective, là où j’ai vécu mes premiers émois, joies et peines. Chaque rue que je filme dans DEUX FILS est associée à un souvenir. J’espère qu’on y ressent cette mémoire affective.
Je suis très touché en tant que spectateur par les cinéastes qui filment leur environnement : j’aime bien comment les frères Larrieu filment les Pyrénées, j’adore comment Desplechin filme Roubaix, comment Sydney Lumet, ou Woody Allen justement, filment New-York.
Et moi, à Paris, c’est vrai que j’y ai toute ma mémoire affective. J’y traîne beaucoup, et je suis très attaché à cette ville. J’ai envie de filmer ce que je connais, comme une espèce de pacte d’honnêteté.
Paris apporte au film une atmosphère douce, presque mélancolique, un peu comme celle qui habite les personnages que je filme.
Baz'art : Baya Kasmi, épouse et co scénariste de Michel Leclerc, avec qui vous avez joué dans Télé Gaucho et La vie très privée de Monsieur Sim ( avec Vincent ) est dans votre film, la compagne très à l'écoute de Benoir Poelvorde : était-ce une façon de la remercier pour vos collaborations précédentes?
Félix Moati : Oui, ce rôle c'était pour remercier Baya, à travers elle, remercier Michel Leclerc, quelqu'un de très important pour moi dans l’histoire du cinéma parce que c’est lui, vraiment, qui m’a appris l’importance de la comédie.
Michel et Baya ont été les premières personnes à lire mon scénario. Je vois Michel comme une sorte de "figure tutélaire", et je trouvais ça amusant et assez coéhrent, que sa femme à la ville joue dans mon film la compagne de mon père de fiction .
Baya, on le sait peu, mais c’est une super actrice, elle joue de plus en plus et elle possède un truc très enveloppant, très sensuel.
C’est très compliqué ce que je lui ai demandé de faire dans Deux Fils, d’être seulement dans l’écoute et en même temps d’exister dans le cadre. Et elle le fait à merveille. Elle m’a fait la grâce de venir deux jours par pure amitié.
Baz'art : Vous sous sentez dans quel état à l'idée lâcher votre "bébé "dans la nature à quelques jours de la sortie nationale (NDLR, l'entretien a été réalisé deux semaines avant la sortie du film) ?
Félix Moati : Ah je me sens parfaitement bien, merci de me poser la question ( rires). Je ne sais pas si je serais un bon père plus tard ( rires) mais je suis complètement prêt à abandonner le bébé comme vous dites !
Je suis très heureux qu’il appartienne au public, à ceux qui vont le voir. Au moment où je l’écrivais, au moment où je le tournais, je savais qu’il ne m’appartiendrait plus tôt ou tard. Je n’arrêtais pas de me dire : « un jour, les gens verront peut-être ça sur grand écran », c’était incroyablement stimulant. C’est un mélange de stress, de joie, d’autres émotions, mais j’ai hâte.
Vous savez, j’ai un tel plaisir de spectateur moi, j’adore regarder les films et j’adore que les gens en regardent donc j'ai trop hâte de connaitre leurs réactions et j'espère évidemment qu'elles seront le plus possibles très positif, mais promis j'accepterais aussi si elles sont moins enfin je crois (rires) .
Baz'art: Aucune raison qu'elles ne soient pas toutes positives cher Félix , tant votre film est réussi!
Félix Moati : Vous êtes vraiment sympas à baz'art, puissent tous les futurs spectateurs du film vous entendre et penser comme vous (rires) !!!