Le syndrome de l'oiseau : une portée d’entrée dérangeante vers le théâtre politique -Théâtre du Petit Saint Martin (Paris)
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La pièce est sombre, le sujet aussi… Se distingue une lumière sous une petite table, une jeune femme qui s’essaie au jeu des ombres. Puis une porte d’acier racle le sol, il vient. Ses pas se font de plus en plus lourds. A chaque marche, tout ce qui dépasse doit être rangé. La peur et l’angoisse s’installe…
Le sujet ce n’est pas lui, c’est elle, Ève, séquestrée depuis près de vingt ans par un geôlier qui la manipule, la brutalise. Elle s’occupe de la maison, petits plats, linge, ménage impeccable. Elle vit là depuis toujours et n’a jamais pu dépasser le jardin. Franck est le bourreau, au moins dix ans de plus. Franck lui répète qu’il l’aime, qu’il prend soin d’elle. La preuve : il est prêt à déménager pour elle pour « changer d’air » comme lui arracher une dent douloureuse si elle a mal.
Quand Pierre Hardy a écrit cette histoire, il a en tête l’histoire de Natasha Kampusch, une petite fille autrichienne enlevée à l’âge de 10 ans par Wolfgang Přiklopil, technicien en télécommunications. Elle a passé ses huit ans et demi de captivité dans une cache sans lumière naturelle aménagée sommairement dans le sous-sol de l'habitation, jusqu’au 23 août 2006 où elle réussit à s’enfuir. « Comment garder la raison dans un monde où vous êtes devenu votre seul repère ? Comment survivre dans un monde où chaque mot peut tuer, où le passé n’existe pas, où l’avenir n’existe plus, où la folie est devenue l’ultime refuge ? » s’interroge l’auteur.
Sara Giraudeau s’en est emparée pour sa première mise en scène avec la volonté farouche de le défendre, afin d’être à la hauteur du sujet mais aussi de son ambition : celle d’interpréter le personnage central de la pièce et de mettre également en scène le spectacle. Pour cela, un second oeil était nécessaire, celui de Renaud Meyer lui semblait idéal. Dès qu'on lui a présenté le texte, le thème l'a épouvantée, ce n’était pas une manière dans l'art pour pouvoir exprimer ses émotions. Il a fallu le lire et faire ressurgir « des sensations extrêmement fortes». Pour l’accompagner dans l’interprétation d’Ève, elle choisit Patrick d’Assumçao, très bon acteur du film L’Inconnu du lac qui est ici glaçant d’effroi, sans à mon sens rentrer dans la représentation collective du monstre, où le personnage de Franck tend à retourner la situation en une vie « paisible » d’un couple avec enfant dont les préoccupations matérielles ressemblent à la vie quotidienne. Or l’emprise commence ici. Quant à Giraudeau, son Molière de la meilleure comédienne est amplement mérité tant dans son interprétation d’une Eve désormais jeune adulte mais telle une enfant coincée dans le temps, au moment de son enlèvement.
Tout au long de ce huit-clos, la violence est frontale (et nécessaire), les mécanismes des violences conjugales s’exposent un à un : le « lovebombing » quand Franck assure tenir à elle, l’aimer, l’englutissant sous une soi-disante affection, lui son « petit mari ». Puis, le retournement de culpabilité : la manipulation s’accentue avec cet homme qui devient froid et emploie du « gaslighting » qui consiste à inverser les rôles de coupable et victime. Vous comprenez, c’est elle qui est trop exigeante et qui lui pollue l’esprit à réclamer d’aller dans le jardin, lui travaille dur pour la faire vivre. Enfin, l’humiliation, provoquant l’envie de se de lever avec une rage au niveau du ventre : Franck force par exemple Eve à lécher le sol rempli de soupe, qu’il a lui-même balancé par terre. La manipulation et l’isolation sont d’ordre pour enfermer Eve dans une emprise, jusque increvable.
C’est un objet portant qui contribue à retourner la situation. : un babyphone. Ce dernier contribue à changer un emprisonnement indéfini en sa dernière heure de captivité (on n’en dira pas plus). Le huit clos en devient haletant jusqu’à la fin.
Cependant, on remarque quelque chose de perturbant : l’emploi du mot « fable » pour qualifier cette histoire. Une fable qui consisterait à chercher de la poésie et de l’humanité en chacun des personnages, pour citer la comédienne et metteuse en scène. Or il est compliqué au vu du ce que nous voyons, que qualifier l’instinct de survie puissant de Ève de poétique. Comme le remarquait déjà Valérie Guédot pour France Inter à sa création au théâtre du Rond Point en janvier 2023, chercher trop de poésie revient à esquiverait la puissance du sujet. Le réalisme reste de mise, quitte à provoquer un sentiment malsain.
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Le contexte sociétal, dans lequel cette création existe, nous oblige à rappeler que ce cas de violences conjugales n’est qu’une goutte par rapport à la majorité : Le syndrome de l’oiseau s’inspire de l’histoire de Natasha Kampusch mais aussi celle d’autres jeunes femmes, comme à Cleveland en 2013, ou à Gizzeria en 2018… Les violences conjugales avec faits de séquestration sont minoritaires et pourtant les plus médiatisés dans la rubrique « faits divers » des journaux et non comme une problématique de société. Rubrique dont la tendance est de résumer les féminicides aux « crimes passionnels ».
Cela l’est d’autant plus lorsque cela inclut une disparition. L’affaire Daval en est un exemple : pour rappel, le corps d’Alexia Daval est retrouvé sans vie le 30 octobre 2017. Son mari Jonathan pleure publiquement la mort de son épouse aux côtés de ses beaux-parents lors d'une marche silencieuse avant d’être interpellé quelques semaines plus tard et avoué avoir tué sa femme « accidentellement ». Pour le réalisateur Thomas Chagnaud (qui a créé une série documentaire dessus), « Alexia, on la connaît, elle a eu un rôle, y compris pour nous, parce que c'est à partir d'Alexia qu'on parle de féminicide. Ça a été le premier meurtre de femme qualifié de féminicide en France. C'est à partir d'elle qu'on décompte et qu'on publie ce décompte depuis Alexia ».
L’histoire d’Ève, ou de Natacha Kampusch rejoint celle de Valérie Bacot : aujourd’hui 43 ans, elle a été victime d’inceste depuis l’âge de 6 ans de la part de son frère aîné puis de son beau-père, Daniel Polette. Ce dernier étant condamné pour agression sexuelle sur mineure, la réaction de sa mère alcoolique et violente se résume à « Tant que ça reste dans la famille, on ne va pas en faire tout un plat ». Valérie sera tombe enceinte de son violeur et “l’autre” exige qu’ils emménagent ensemble. Ils se marieront une dizaine d’année plus tard et auront quatre enfants. Les violences conjugales s’amplifient allant jusqu’à la forcer à se prostituer, malgré les alertes et les dépôts de plainte. Valérie Bacot tue son mari le 13 mars 2016. Elle ressort libre, après 1 an de prison. Cette affaire a publicisé le « syndrome de la femme battue », syndrome où l’état de l’emprise amoindrit la capacité de jugement et pousse mettre à considérer un bourreau comme une figure d’attachement. Un état dans lequel se retrouve Ève quand l’heure commence à tourner pour Franck, ce qui tend comme répété pendant la promotion vers une forme de syndrome de Stockholm.
Si l’histoire d’Ève est inspirée de faits réelles et demeure fictionnelle, celle de Valérie Bacot a été adaptée par Anne Bouvier au théâtre de l’œuvre il y a 2 ans avec Sylvie Testud dans le rôle de Valérie Bacot (Tout le monde savait).
De ce moment, on sort perturbée et très déstabilisée : l’oiseau dont on a voulu couper les ailes finir par les retrouver.
Crédits photos : Giovanni Cittadini Cesi
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Le Syndrome de l’oiseau
Écrit par Pierre Tré-Hardy
Mis en scène par Sara Giraudeau et Renaud Meyer
Avec Sarah Giraudeau et Patrick D’Assumçao
Théâtre du Petit-Martin (Paris 10e)
Jusqu’au 20 avril 2024
Du mardi au samedi à 19h ou 20h
Jade SAUVANET