Rencontre avec Ido Shaked et Hannan Ishay, metteurs en scène de « Mode d'emploi pour metteur en scène israélien en Europe » : « Le théâtre c’est les médias anti-sociaux » - Théâtre Paris-Villette (Paris)
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Metteurs en scène de théâtre israéliens, Ido vit à Paris, Hannan à Tel Aviv. De l’invitation à un festival international allemand de théâtre à aujourd’hui, ils livrent sur scène le quotidien de leur processus de création, face à l’attaque du 7 octobre 2023 et le déclenchement de la guerre, au théâtre Paris-Villette du 20 au 26 mars.
D’où est venue l’idée de la pièce et comment s’est passé le processus créatif ?
Ido Shaked : On avait envie de travailler ensemble sur cette question de « qu’est ce qu’être un metteur en scène israélien qui vit en Israël ou en Europe ». Comme on se connaît depuis 30 ans, on avait envie de monter ce projet. Quand on a été invités en Autriche pour les festival, cela a donné directement ce contexte artistique pour répéter. Quand le 7 octobre est arrivé, tout a changé ; Il fallait comprendre comment on peut en reparler dans le contexte de la guerre. On a fait une forme de journal-travail qui est devenu le spectacle, c’est-à-dire raconter comment les questions qui nous préoccupent avec pas mal d’autodérision et d’humour. On continue à l’écrire, à chaque fois qu’on joue.
Le spectacle a donc évolué depuis la version présentée au festival SPOT en septembre 2024 ?
Ido Shaked : Il n’est pas totalement différent mais des choses ont été enlevées et d’autres ajoutées : on parle de l’arrivée de Donald Trump, du cessez-le-feu signé dont on ne sait combien il va tenir jusqu’au moment de la présentation sur scène. Il avance oui…
L’idée du spectacle a-t-elle été mis en pause avec la guerre ?
Hannan : Il y a un moment où nous nous sommes vraiment demandés : que pouvons-nous faire ? Pouvons-nous tous faire le spectacle ? Qu’est-ce que nous pouvons avoir à la fin ? Le public sera-t-il intéressé par tout ce que nous produirons ? Les dates ont été fixées et tout était prêt à commencer. Mais oui, c’est une question qui a été posée parce que les champs au début n’étaient pas vraiment connus. Nous avons dit : « Je ne sais vraiment pas ce qui va se passer, je ne sais vraiment pas où nous en sommes. Nous ne savons vraiment pas si nous pouvons tenir les promesses que nous avons faites et combien le changement sera important sur le plan politique, mais aussi en termes de ce que nous pensons de la situation. » À quel point l’incidence de la violence va-t-elle augmenter ? Je veux dire, nous avons dû prévoir.
Il était assez évident qu’il y aurait une violence massive. C’était une grande question de ce que nous en faisons et comment pouvons-nous réagir à la réalité et aux développements ?
Ido Shaked : Comme c’est un spectacle où la forme permet tout, nous avons eu une conversation avec Hannan et ensuite nous avons dit que cette conversation devait faire partie du spectacle. C’était notre façon de parler de l’existence ou non du spectacle, d’être vraiment honnête sur cette question en temps de guerre.
Pourquoi la scène demeure pour vous un lieu pour se poser les questions liées à son identité ? Dans quelle mesure est-il compliqué d’écrire sur sa propre identité sans avoir peur de la « trahir » ?
Hannan Ishay : C’est notre instrument, c’est ce que nous faisons, et je suppose qu’il serait plus à l’aise d’écrire un livre sur le sujet, un roman, ou d’essayer de le faire. En même temps, étant une personne de théâtre, c’est un endroit idéal pour déterminer les questions qui devraient être posées publiquement au public. Cela devrait être discuté publiquement et non pas nécessairement à chaque personne avec son à un moment donné.
En même temps, nous ne donnons pas non plus de réponses tout au long de la pièce, nous ne faisons que soulever des questions et aller toujours plus loin dans le questionnement. Nous pensons savoir à quel point la situation est compliquée.
Ido Shaked : Je dirai qu’aujourd’hui, le théâtre est le seul endroit où l’on peut parler de ce genre de choses, et je pense que le spectacle démontre que vous créez un espace où les gens peuvent écouter. Le fait que nous soyons là avec nos propres corps, voix, identités, permet aux gens d’entendre, d’écouter, même s’ils ne sont pas d’accord. Cela force l’écoute et crée un espace commun qu’il n’y a nulle part ailleurs
Hannan Ishay : Et en même temps, je pense que nous soulevons aussi des questions tout au long de la pièce sur le jeu que nous ne pouvons pas mettre sur scène. La question est aussi : le théâtre est-il le bon endroit pour traiter de cette question ?
Vous abordez aussi votre position d’artistes qui veulent passer des messages, ce qui permettrait (à l’excès) de « se donner une bonne conscience », y compris pour le public...
Ido Shaked : Oui et non. On ne fait pas du théâtre pour se sentir bien mais on ne pouvait pas garder une position des martyrs du théâtre qui vont aller se sacrifier pour parler de sujets importants. Ce n’est pas notre travail. Il fallait de l’autodérision pour aussi capitaliser sur les antithèses, les horreurs. A quel point on est profiteurs ? A quel point en se réunissant pour parler de ces sujets on fait sentir le public bien ? C’était important de regarder ça et ça fait partie du fait qu’on monte sur scène : on ne peut pas l’ignorer cet aspect comment dire un peu « beau ». C’est aussi poser la question directement au public de pourquoi vous êtes là ? quel est votre rôle en tant que spectacteur.rice ? Est-ce qu’il s’agit uniquement de dire « oh la la c’est horrible ce qu’il se passe au Proche-Orient » ou est-ce que le/la spectacteur.rice en Europe a un rôle face à ce qu’il se passe au Proche-Orient et aussi face à ce qu’il se passe ici ? Comment s’activer et ne plus être seulement être témoin de l’horreur ?
Je pense que si nous voulons que le public pose vraiment des questions, il faut être cruel avec soi-même. Cela vous aide à comprendre que sa propre position est compromise. Personne n’est en sécurité pendant ce spectacle. Ce n’est pas flatteur !
Hannan Ishay : Non, non, tout le monde est en sécurité (Rires) Venez voir le spectacle !
Le public prend-t-il ce rôle à part selon vous ?
Hannan Ishay : Je pense qu’ils sont touchés, qu’ils voient notre tentative d’être honnêtes et de le prendre comme une honnêteté. Je ne peux pas dire jusqu’où ils prennent ces questions avec eux parce que nous les rencontrons immédiatement après le spectacle, donc nous n’avons pas le temps pour voir ce qui se travaille après. J’ai eu l’impression de part les gens autour de nous que cela fonctionne.
Ido Shaked : De ce que j’ai entendu de plusieurs personnes, c’est qu’ils ne peuvent pas parler depuis un certain temps, sans être considérés comme pro-israéliens ou pro-palestiniens, parce que c’est trop pour l’autre côté, et je pense qu’il y a quelque chose de libérateur et d’important à l’ordre du jour. Nous revenons à la question du théâtre en tant que lieu de médiation. Le théâtre c’est les médias anti-sociaux, la contradiction de Facebook et l’espace accru où les gens - maintenant je pense que c’est plus important - ne vont pas équipés d’une réponse préparée. Un public peut réfléchir par lui-même, avoir une idée, en apprendre davantage sur le sujet et voir s’il est intéressé et participer à la discussion.
Vous pesez chaque mot, vous les reconsidérez, cette démarche a été immédiate ou s’est faite au fil du spectacle ?
Hannan Ishay : C’est un tour, quelque chose que nous utilisons sur scène pour soulever la question, pour ne pas nous engager à une déclaration, juste mettre quelque chose sur la scène, ne pas le garder comme une vérité.
Ido Shaked : Le public doit choisir sa version de raconter les mêmes histoires. Il doit réfléchir à la raison pour laquelle nous gardons cela. Pour moi, c’est comme la physique quantique : vous mettez toutes vos options, vous mettez le pouvoir dans les mots et ensuite vous choisissez
Comment avez-vous conçu le travail de mise-en-scène ?
Ido Shaked : Le problème, c’est que nous avons tous les deux des expériences de metteurs en scène, personne ne supervisait ou n’avait de regard sur ce qu’on faisait. On ne se dirigeait pas mais d’une certaine manière, on échangeait mutuellement sur les idées de l’un et de l’autre. Puis, je trouve que ce n’est pas l’élément le plus important du spectacle : bien sur qu’on est au théâtre et qu’il y a une mise en scène mais on ne s’est pas préoccupés d’en faire quelque chose de beau, de lisse. On voulait d’abord mettre le sujet sur scène pour que le public puisse voir comment on se bat avec ce dernier
Hannan Ishay : Ce n’est tant une question de comment on a mis en scène parce que nous sommes d’abord acteurs. Nous avons laissé cette part de mise en scène plus en retrait par rapport à notre part d’acteurs. Le fait de ne pas avoir d’acteurs sur scène nous laisse une liberté. (…) Nous avons essayé de faire un compromis pour le manque d’ornements avec des solutions dramaturgiques comme les dates, comme le football, comme le maillot, en mettant d’autres choses sur scène afin de la garder vivante.
Ido Shaked : (…) L’importance est de retracer la chronologie avec les dates et le cheminement de nos questionnements et aussi que ce spectacle puisse se jouer partout, dans un studio à Berlin, dans un bunker à Vienne ou au Théâtre Paris-Villette.
On voit votre regard sur le conflit israelo-palestienien et la guerre depuis l’attaque du 7/10/23, quel est votre regard sur la situation actuelle ?
Ido Shaked : La réponse la plus honnête, la plus profonde se trouve au travers du spectacle. Le spectacle nous autorise à trouver le bon moyen, d’y penser et d’en parler. Notre réflexion évolue au fil de la pièce.
Hannan Ishay : Je pense que c’est le meilleur moyen, le plus efficace pour parler de la situation. Au-delà de ce qu’on fait sur scène, c’est profondément perturbant et on est tout le temps en train de se demander ce qu’il peut arriver de pire, alors qu’on pense que le pire s’est déjà produit… C’est loin d’être fini…
Avez-vous des projets pour la suite ?
Ido Shaked : Oui bien sûr, on a ce spectacle qu’on espère continuer à faire tourner un peu partout. Avec la compagnie en France, on a d’autres spectacles qui arrivent tout le temps ! C’est notre seul moyen pour résister !
Crédits photos : Julia Kampichler
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Mode d’emploi pour un metteur en scène israélien en Europe
Écrite, mise en scène et interprétée par Hannan Ishay et Ido Shaked - Théâtre Majâz
Dramaturgie d’Idan Rabinovici
surtitrage de Michael Charny
1h
Du 20 au 26 mars 2025
Théâtre Paris-Vilette (Paris 19ème)
Jade SAUVANET