On m’a trouvé grandie : Quelle « folie » lévitante est enfermée à la Pitié Salpêtrière ? – La Villette (Paris)
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La Grande Halle plongeante de la Villette se réduit en une grande boîte noire. De cour à jardin, une bobine de trois mètres de hauteur se déroule pour laisser place à la perspective qui se détache vers le fond de la salle, comme une nouvelle dimension. Apparaît une femme qui vient s’attabler. Alors installée, la table s’éloigne, la chaise part en arrière, comme tirée par une main invisible. Cette jeune femme, c’est Madeleine (Leïla Ka). Elle tend de se débattre avec la chaise auquel elle semble attachée, pour rester sa place. Mais quelque chose la submerge… Une angoisse ? Une envie de vivre ? Le mystère s’implante. Seule manière de se maintenir en place, Madeleine passera ses prochains pas sur la pointe des pieds, ripant maladroitement pour former une danse légère.
Une légèreté qui parvient à la démanger par moments. Au tableau suivant, elle arrive devant une autre table, celle du psychiatre et philosophe Pierre Janet (Yvain Juillard). Il lui décrit une force qu’il faut soigner, apprivoiser puis un lieu capable de l’accueillir elle et cette force. Madeleine sera enfermée à la Pitié-Salpêtrière avec d’autres personnes aux comportements décrits comme hors-normes : la femme qui se sent irréelle (Delphine Lanson), celle qui ne veut pas parler (Florence Peyrard) ou encore l’homme débordé par les mots (David Murgia). La lévitation cohabite avec la logorrhée pressée, afin que l’expérience de la « folie » marche pour le médecin. Une observation qui le conduit pourtant, lui et son équipe, à forcer une patiente à prendre un bain glacé jusqu’à la noyer.
Parce qu’au-delà de l’esthétique qui nourrit une réflexion sur cette notion de « folie », la fin du XIXème siècle aura été témoin d’un enfermement massif de femmes décidé par une médecine dominée par le regard masculin. “Il y a vraiment eu des femmes qui étaient là parce qu’elles lisaient trop de romans, ne voulaient pas avoir d’enfants. ‘A renversé du lait’ faisait partie du motif d’internement”, explique Valentine Losseau à Amélie Bertrand sur Danse avec la plume. Dès le règlement du 20 avril 1684, une nouvelle catégorie de la population parisienne est à enfermer à la Salpêtrière : les femmes débauchées. Mendicité et prostitution entrent dans ce vocabulaire de la « folie » afin de servir une seule visée, celle d’ « assainir les rues de Paris » et d’enfermer les femmes loin des espaces publics. Un sujet déjà abordé dans la culture par Victoria Mas avec Le bal des folles, plus tard adaptée par Mélanie Laurent.
Les certitudes tombent et avec elles, la frontière entre l’illusion et le réel s’effrite dans ce qui est décrit comme une « petite ville de 33 hectares ». Les femmes enfermées ont pour habitat des cellules de 2 mètres carrés ou regroupées ensemble dans les plus insalubres. Pour traduire cet effacement, la magicienne, anthropologue et artiste Valentine Losseau fait appel à la magie nouvelle, en collaboration avec Raphaël Navarro (de la compagnie 14:20). Le réel est détourné par couches jusqu’à rendre possible l’inatteignable dans le spectacle vivant : l’invisibilité. La même que leur impose cet enfermement. La lévitation est ensorcelante et on demeure hypnotisée.es, même si un coin de notre tête semble être détourné un peu du fond du sujet.
De On m’a trouvée grandie, il en ressort des personnages assez bien dessinés (on retiendra la maîtrise de Leila Ka), des procédés techniques impressionnants qui captent en majorité le fond (même s’il viendrait à être encore plus creusé) afin d'entamer une réflexion sur l’instrumentalisation du corps des femmes par la médecine, dont on se saisit désormais (on pense à l’enquête co-écrite par Maud Le Rest et Eva Tapiero Les patientes d'Hippocrate : Quand la médecine maltraite les femmes aux éditions Philippe Rey). Se confronter à une telle aptitude d’envoûtement invite en 2025 à davantage se tourner vers la pluridisciplinarité.
Crédits photos : Zazzo
On m’a trouvé grandie
Conçu par Valentine Losseau
Écrit par Valentine Losseau et Yvain Juillard, Leïla Ka, Delphine Lanson, David Murgia, Florence Peyrard
Chorégraphié par Leïla Ka
Mis en scène par Valentine Losseau et Raphaël Navarro
Magie : Valentine Losseau et Raphaël Navarro
Avec : Yvain Juillard, Leïla Ka, Delphine Lanson, David Murgia, Florence Peyrard, Marco Bataille-Testu, Thierry Debroas, Théo Jourdainne, Mickaël Marchadier et (en alternance) Ayelén Cantini, Jessica Williams
1h30
Le spectacle s’est joué du 26 au 29 mars à la Grande Halle de la Villette (Paris 19ème)
Jade SAUVANET